14 mai 2024
Solidarité et organisation

La gestion au service de la transition écologique et sociale

À propos de l’ouvrage Solidarité et organisation : Penser une autre gestion, de Philippe Eynaud et Genauto Carvalho de França Filho, éditions Érès, 244 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, août 2019.

P. Eynaud en 5 dates:

  • 2015: Civil society, The Third Sector, Social Enterprise: Governance and Democracy, Routledge Publisher, Oxfordshire.
  • 2015: La Gouvernance entre diversité et normalisation, Juris éditions – Dalloz.
  • 2016: La Gestion des associations, Éditions Érès.
  • 2019: « Mobiliser les sciences de gestion pour réussir la transition écologique et sociale », The Conversation.
  • 2019: Solidarité et organisation: penser une autre gestion, Éditions Érès.

Perspective:

Philippe Eynaud, professeur des universités, IAE Paris, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne. Selon lui et , le monde contemporain souffre d’une double insoutenabilité : l’exploitation abusive des ressources naturelles mettant en péril l’équilibre du climat et de la biodiversité, et les inégalités croissantes condamnant notre capacité à faire société. Ces insoutenabilités se renforcent mutuellement et appellent sans délai à l’affirmation d’une double solidarité : celle qui relie les hommes et la nature, et celle qui unit les hommes entre eux. Un tel effort ne se décrète pas. Il s’organise. La transformation sociale et sociétale indispensable à notre survie collective suppose ainsi tout à la fois une autre économie et une autre gestion. En s’appuyant sur de nombreuses expériences citoyennes qui s’inventent chaque jour dans le monde et sur une approche historique et anthropologique, l’ouvrage explore différentes façons de conjuguer solidarité et organisation. Gestion solidaire, gestion des communs, gestion du buen vivir sont autant de pistes analysées dans le cadre d’un dialogue Nord-Sud afin de formuler le cadre conceptuel et les étapes pratiques d’une transition sociale et environnementale plus que jamais nécessaire.

Interview:

Pouvez-vous préciser dans quel courant de recherche s’inscrit votre travail et ce qu’ajoute votre récent ouvrage ?

Le travail conduit avec mon collègue Genauto Carvalho de França Filho s’inscrit dans la discipline des sciences de gestion et ouvre un débat avec le cadre conceptuel des théoriciens de l’économie plurielle. Nous partons du constat que les sciences de gestion restent aujourd’hui encore un point aveugle et méconnu des acteurs qui veulent s’engager dans la transition sociale et environnementale. L’ouvrage cherche donc à penser les cadres méthodologiques et les outils de gestion à même de favoriser les solidarités entre les hommes et entre les hommes et la nature. À partir des perspectives ouvertes par les travaux sur l’économie solidaire, nous nous interrogeons sur les contours d’une autre gestion capable de venir renforcer ces solidarités sociales et environnementales indissociables dans l’action. Le livre montre que nous ne pourrons nous lancer collectivement dans la transition – et répondre aux grands défis qui sont les nôtres – sans produire et inventer de nouveaux modèles de gestion.

Vous affirmez que notre modèle économique standard n’est pas soutenable : pouvez-vous expliquer ?

En effet, les sciences de gestion et les techniques de management se sont historiquement façonnées à partir d’un objet d’étude quasi unique : les entreprises marchandes. Dès lors, elles ont internalisé comme références principales le service aux actionnaires et la mesure du profit sur des bases monétaires. À ce titre, elles ont développé une vision réduite et financièrement orientée de la performance et de l’efficacité. Elles sont devenues en quelque sorte des technologies invisibles (au sens de Michel Berry) œuvrant exclusivement pour des intérêts privés. Dans ces conditions, elles apparaissent comme bien pauvres (voire inadaptées) dès lors qu’il s’agit de se mettre au service de l’intérêt général et de répondre aux enjeux publics de la transition écologique et sociale. Le développement des techniques de responsabilité sociale des entreprises (RSE) n’a malheureusement guère changé la donne, en ne remettant pas en cause le primat de la recherche individuelle du profit.

Quels sont les contours du modèle non standard auquel vous faites allusion ?

Face au contexte actuel, la question primordiale est de parvenir à développer la résilience de nos tissus économiques et sociaux. Pour cela, deux chantiers nous semblent devoir être ouverts. Le premier consiste à cultiver la diversité de nos organisations et de leurs modes de gestion. Il faut faire de l’entreprise marchande un modèle parmi d’autres – et non plus la référence unique. Cela passe par une pédagogie renouvelée dans l’enseignement de l’économie et de la gestion. Il est urgent de faire la part belle aux autres formes organisationnelles comme les associations, les coopératives, les mutuelles, les établissements publics, c’est-à-dire à toutes celles qui travaillent pour l’action publique et la solidarité. Il s’agit aussi de valoriser leurs formes de gestion particulières et de refuser l’imposition d’une gestion d’entreprise au travers d’évaluation strictement monétaire ou quantitative de leurs actions. Le deuxième chantier ouvre la question démocratique et renvoie au partage de la décision. Au lieu de penser la gestion dans l’espace fermé des états-majors, il est nécessaire de la rendre accessible à tous. La gestion doit faire l’apprentissage de la démocratie dans une démarche d’éducation populaire afin de pouvoir servir les logiques citoyennes et partagées sur les territoires de la transition.

Quels instruments préconisez-vous pour une autre gestion ?

Pour favoriser la transition, un changement de perspective est indispensable. Au lieu de penser le territoire comme un espace compétitif luttant pour son attractivité économique externe, il s’agit de favoriser les activités économiques dont la vocation première est de lier leur sort à celui du territoire. Il en est ainsi des acteurs des circuits courts. La force de leurs modèles organisationnels – à l’instar des organisations pionnières comme les Associations de maintien de l’agriculture paysanne (Amap) – est de créer des liens de réciprocité et de proximité forts entre les producteurs et les consommateurs. Dans le même esprit, les nouveaux magasins coopératifs et les monnaies locales permettent de reconstruire au niveau local du lien social et de réinscrire les choix économiques sur les territoires. Des modèles organisationnels d’un nouveau genre comme celui de Terre de liens, d’Habitat et humanisme, d’Enercoop, de Colibris, ou les nombreuses initiatives numériques et solidaires échangeant au sein de plateforme en communs – comme, par exemple les Oiseaux de passage pour le tourisme solidaire – permettent d’engager de nouveaux modes d’organisation solidaire sur les territoires. Dans ce contexte, les formes organisationnelles multi parties prenantes – comme notamment les sociétés coopératives d’intérêt collectif et les pôles territoriaux de coopération économique – sont particulièrement pertinentes. Elles sont à même de relever les défis de la gestion du pluralisme et de construire le nécessaire savoir dont nous avons besoin pour apporter une réponse appropriée aux enjeux globaux.