14 mai 2024

Biologie synthétique et bricolage démocratique

À propos de l’ouvrage La démocratie des chimères. Gouverner la biologie synthétique, de Sara Angeli Aguiton, édition Le Bord de l’eau, 246 pages.

Interview inédit.

Sara Angeli Aguiton est chargée de recherche au Centre Alexandre-Koyré – Histoire des Sciences et des techniques – CNRS.

Interview:

Que faut-il comprendre par ce terme de « biologie synthétique » ?

La biologie synthétique est un domaine de recherche en biotechnologie qui vise à améliorer les techniques développées par le génie génétique, que ses tenants considèrent comme un « bricolage génétique », en appliquant des méthodes d’ingénierie aux sciences du vivant. Il s’agit d’augmenter le nombre de modifications génétiques possibles dans un organisme pour répondre à des besoins industriels, d’automatiser et d’améliorer la qualité de ces modifications, tout en réduisant leurs coûts et leurs temps de production. Ces horizons techniques sont recherchés par des industries pétrochimiques, pharmaceutiques et agro-industrielles mais la biologie synthétique a aussi attiré d’autres praticien·ne·s, notamment les biologistes amateur·rice·s du réseau DIYbio (« Do-It-Yourself Biology ») ou encore les jeunes étudiant·e·s de la compétition IGEM qui y voient un domaine technologique « cool » et porteur.

Quelles critiques élaborez-vous face à ce nouveau type de projet ?

En travaillant sur l’émergence de ce domaine de recherche en France et aux États-Unis, j’ai été stupéfaite par la façon dont il était systématiquement accompagné d’un méta-discours portant sur la régulation de ces pratiques. Tandis que les recherches n’en n’étaient qu’au stade de projets de laboratoire, les pouvoirs publics ont très tôt annoncé que ce domaine était risqué mais prometteur, et qu’il fallait tout faire pour le réguler « en amont ». En sociologue, j’ai pris ce mode de « gouvernement en amont » comme objet de recherche. Quand les autorités publiques disent qu’elles souhaitent réguler en amont un domaine biotechnologique émergent, quels risques régulent-elles ? Et par quels moyens ? J’ai vite réalisé que les risques induits par les recherches en biologie synthétique ont rapidement été classés dans la catégorie des dangers gouvernables et acceptables. Ce sont deux autres menaces, la contestation en France et le terrorisme aux États-Unis, qui ont préoccupé les institutions. En France, les pouvoirs publics ont craint de voir se raviver des mobilisations écologiques et critiques des technologies, comme celles qui s’étaient levées contre les OGM, le nucléaire ou les nanotechnologies. Les autorités ont donc mis en place un dispositif de démocratie participative très précoce, afin d’amoindrir la portée des possibles critiques. Cet usage stratégique de la démocratie participative peut sembler étonnant, mais s’inscrit en fait dans une tradition européenne de gestion des crises de la confiance publique que rencontrent certains projets technoscientifiques: depuis le début des années 2000, en s’appuyant sur l’expertise des sciences sociales, les pouvoirs publics mobilisent les dispositifs participatifs pour rendre acceptables des projets technologiques controversés et déminer les contestations.

Aux États-Unis, c’est donc le terrorisme qui est devenu le principal risque de la biologie synthétique ?

Oui, c’est d’ailleurs un contraste qui m’a beaucoup intéressé. Aux États-Unis, l’attention politique s’est focalisée autour de l’accès par des individus malveillants à ces technologies. Le dispositif missionné pour réguler en amont ce problème est le service du Federal Bureau of Investigation en charge de prévenir les « menaces bioterroristes ». Ce service du FBI s’est alors progressivement imposé dans la communauté académique de la biologie synthétique, mais aussi dans les milieux des biologistes amateur·rice·s du réseau DIYbio, en proposant des « collaborations » afin de prévenir le bioterrorisme. Il faut savoir que le FBI est à la fois une force de police et de renseignement, c’est une institution répressive avec laquelle on ne collabore pas facilement. Pourtant, les chercheur.es et biologistes amateur·rice·s ont tou·te·s ouvert leurs portes aux agents. Sous la pression du FBI, il s’agissait pour eux de se démarquer de la suspicion de bioterrorisme en montrant leur bonne volonté aux les autorités. Mais je crois aussi que ces chercheur.es et amateur.es de sciences ont progressivement appris à se « distinguer » grâce aux risques: à s’en servir de ressources pour se construire une image « éthique » et gagner en légitimité politique. En cela, mon livre montre que les modes de gouvernement d’un nouveau domaine technoscientifique nous en apprennent autant sur les projets technologiques qui se fabriquent dans les laboratoires que sur les formes contemporaines du pouvoir de définir les dangers acceptables, les projets technologiques légitimes et la sécurité des populations.