14 mai 2024
En attendant les robots

Artificielle Intelligence

À propos de l’ouvrage En attendant les robots: Enquête sur le travail du clic, de Antonio Casilli, éditions du Seuil, 400 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, août 2019.

Le sociologue Antonio Casilli produit une enquête sur le digital labor ou travail du clic où il dévoile la face sombre de l’automation du monde.

Le titre de l’ouvrage d’Antonio Casilli fait allusion à l’œuvre de Samuel Becket «En attendant Godot», pièce dans laquelle l’auteur met en scène deux vagabonds qui attendent un certain Godot maintes fois annoncé mais qui ne se présente jamais, et qui jouent à se faire peur. Pièce absurde assurément, comme l’est parfois la vie. Dans le cas des robots, il s’agit pour l’auteur de mettre à nu les jeux et prétentions des zélateurs de l’intelligence artificielle.

Casilli va à l’encontre de l’annonce du grand remplacement des hommes par les robots. Cela ressortit pour lui à un véritable «bluff technologique» pour reprendre l’expression de Jacques Ellul (et titre de son livre de 1988). De fait, lorsque l’on évoque les robots, on ne pense pas exclusivement à des mondes mécaniques, manufacturiers, mais à des dispositifs qu’on appelle l’intelligence artificielle. Or, rappelle l’auteur, ces derniers sont basés sur des techniques d’apprentissage: ce sont toujours des hommes et des femmes qui enseignent aux machines et d’une certaine façon les dressent continument en les alimentant de données actualisées.

Casilli rejoint le philosophe L. Wittgenstein pour qui les hommes ne sont pas des machines comme les autres: ce sont bien eux qui calculent! A. Casilli appelle à la raison dans le cas «travail du doigt» (digital labor) ou «travail du clic», par le biais d’un canular d’il y a deux siècles environ, à savoir le fameux «Turc mécanique», supposée machine dans laquelle un joueur d’échecs nain et bossu manipulait les pièces grâce à un jeu de ficelles et de miroir. Artificielle intelligence artificielle, plaisante celui pour qui l’adhésion à une vision mécaniste de l’esprit est une illusion ou un fantasme. Elle répond en tout cas à des intérêts bien compris: depuis les premiers industrialistes, la théorie du grand remplacement a été jouée comme une menace pour faire respecter par la crainte la discipline aux laborieux. Ainsi, chaque époque a ses technologies; aujourd’hui, il s’agit de technologies dites intelligentes présentées par les thuriféraires de l’I.A., lobbyistes, entrepreneurs ou «penseurs» en affaires, lesquels, contempteurs du travail, produisent le grand récit de l’intelligence artificielle.

Ce à quoi l’on assiste concrètement, selon Casilli, c’est à une précarisation croissante du travail humain et surtout à une sorte de mythologie du remplacement technologique qui annonce depuis longtemps son élimination, signifiant surtout l’érosion du salariat et de l’emploi formel et son remplacement, non pas par les machines, mais par une armée de personnes invisibilisées.

L’ouvrage d’Antonio Casilli est composé de trois grandes parties. Intitulée «Quelle automation?», la première fait le point sur les limites de l’intelligence artificielle et sur les modes de coordination caractéristiques au dispositif qu’est la plate-forme. La deuxième intitulée «Trois types de digital labor» précise les modalités : du digital labor à la demande ; du micro-travail ; et du travail social en réseau. La troisième partie est quant à elle intitulée «Horizons du digital labor».

Arrêtons-nous brièvement sur les diverses modalités de «travail du clic» (partie 2), terme que choisit l’auteur plutôt que celui de «numérique» pour marquer qu’il ne s’agit pas vraiment d’un travail expert, mais d’un travail pauvre, divisé, fragmenté à l’envi. Le digital labor à la demande est incarné par des applications comme Uber ou Deliveroo où, derrière la partie visible, il existe un travail invisible. Pour prendre l’exemple d’Uber, les utilisateurs de l’application, chauffeurs et passagers produisent force données numériques. Deuxième forme de «travail du clic», le micro-travail ou «micro-tâcheronnisation», qui consiste à externaliser des tâches fragmentées confiées à des personnes le plus souvent rémunérées à la pièce (le clic étant payé dans de lointaines contrées quelques millièmes de dollars). La troisième forme renvoie à l’usage des réseaux sociaux qui du point de vue de l’auteur est assimilable à du travail.

Deux thèses traversent donc cet ouvrage. Premièrement, le grand remplacement tient du mythe, quoique celui-ci ait une fonction (menace). Secondement, l’automation, loin de faire disparaître le travail, met en place son invisibilité et transforme ses conditions d’exercice. On se dirait en quelque sorte revenus au 19e – avant l’apport taylorien d’une entreprise vue comme intégrant les travailleurs, quoique appauvrissant considérablement leur travail – un temps où l’entreprise était vue comme un espace marchand. Aujourd’hui, on a les désavantages des deux régimes: marchandisation et division. La notion de «tâcheronnisation» que propose l’auteur peut ainsi être comprise comme une impossibilité de parler de métier tant le travail est vidé de son sens. Rappelons encore un point important, à savoir que Casilli considère que ce que produisent les utilisateurs est du travail dans la mesure celui-ci produit de la valeur.0

Dans la dernière partie de son livre, face à la promesse de l’émancipation qu’il considère comme fallacieuse et au spectre de l’obsolescence du travail humain, l’auteur propose des voies pour s’en sortir: mettre fin au fantasme de l’automatisation complète, car cette illusion de la fin du travail pour permettre aux travailleurs des plates-formes de se constituer en classe; lutter pour obtenir la reconnaissance formelle de certaines formes de travail; développer un coopératisme de plates-formes pour répondre à la captation des données et à l’entrainement des algorithmes.