14 mai 2024
cianferoni

Conditions de travail détériorées

À propos de l’ouvrage Travailler dans la grande distribution: La journée de travail va-t-elle redevenir une question sociale? de Nicola Cianferoni, éditions Seismo, 214 pages, préface de Jean-Michel Bonvin, ISBN 978-2-883-51090-6

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, octobre 2019.

Nicola Cianferoni est chercheur post-doctorant aux université de Genève et de Neuchâtel.

N. Cianferoni en 5 dates:
  • 1983: naissance au Tessin.
  • 2007: engagement comme téléopérateur dans le centre d’appels de Generali Assurances.
  • 2010: engagement comme chargé de recherche à la Haute école de travail et de la santé, EESP de Lausanne.
  • 2015: visiting scholar à University of the West of England de Bristol.
  • 2018: obtention d’une thèse de doctorat ès Socioéconomie à l’Université de Genève.
Perspective:

Pour tenir la concurrence, les géants de la grande distribution intensifient le travail, exigent davantage de disponibilité de la part de leurs employé·e·s et déqualifient certains postes. Dans ce contexte, comment les responsables de magasin atteignent-ils les objectifs de rentabilité malgré les contraintes? Comment les caissières font face à l’automatisation croissante de leur métier? Comment les travailleuses et travailleurs de rayon concilient-ils les contacts avec la clientèle avec des contraintes temporelles de plus en plus fortes? L’enquête de N. Cianferoni, basée sur 78 entretiens réalisés auprès de dirigeants, de travailleuses et travailleurs de divers échelons hiérarchiques et de secrétaires syndicaux, met en évidence une réorganisation du travail à tous les échelons et interroge la place de la journée de travail dans notre société.

Interview:

Pourquoi une enquête sur la grande distribution?

La grande distribution est un secteur emblématique de la consommation de masse et, de ce fait, elle se situe au cœur des changements sociétaux depuis plus d’un demi-siècle. Après avoir connu son apogée dans la période fordiste d’après-guerre, elle adopte rapidement les préceptes de la production flexible développés dans l’industrie automobile. Chaque magasin représente un segment de la production qui, au même titre que les fournisseurs, se trouve relié à une chaîne invisible où chaque produit circule juste-à-temps, nécessitant une mobilisation permanente du personnel pour assurer que le flux ne soit jamais interrompu. L’application des méthodes productives industrielles permet d’augmenter la productivité et d’accélérer la vitesse de roulement des marchandises. Il n’en reste pas moins que la relation avec la clientèle joue un rôle structurant dans l’activité. C’est la raison pour laquelle la grande distribution est aussi emblématique du développement des services dans les économies développées. Ce qui distingue la grande distribution des industries traditionnelles est la coexistence de deux flux tendus: l’un des client·e·s, l’autre des marchandises. Les restructurations mettent en jeu les deux temporalités spécifiques à l’un et à l’autre.

Pourquoi la grande distribution se restructure-t-elle ? Quels sont les changements dans la production? Comment se répercutent-ils sur les conditions de travail?

La stagnation des marchés, l’essor du commerce sur internet et la densification des villes touchent en plein fouet les structures commerciales héritées de la période de croissance d’après-guerre. Les stratégies de réponse des grandes enseignes se déploient sur plusieurs niveaux: nouveaux produits, fidélisation des clients, élargissement des heures d’ouverture des magasins, automatisation de la production, etc. La réorganisation du travail joue un rôle central parmi ces stratégies parce qu’elle permet de réduire la masse salariale qui représente environ 80% des frais généraux. Cette réorganisation s’appuie notamment sur la baisse des effectifs, l’introduction de la polyvalence et l’automatisation de la production. Tous les rangs hiérarchiques subissent une très grande pression à la performance. J’analyse ce processus sous l’angle de trois phénomènes. Il y a tout d’abord l’intensification qui consiste à travailler plus vite ou à travailler en moins de temps. Puis, il y a la disponibilité temporelle découlant de l’irrégularité des horaires ou des longues journées et semaines de travail pour les cadres. Enfin, il y a la déqualification des bouchers du fait qu’ils deviennent polyvalents ou qu’ils sont remplacés par des ouvriers spécialisés dans les usines alimentaires. Les nombreux témoignages mobilisés dans mon livre montrent que cette configuration a pour conséquence de détériorer les conditions de travail.

En quoi la restructuration et ses conséquences sur le personnel feraient de la journée de travail une nouvelle question sociale?

Les trois phénomènes que constituent l’intensification, la disponibilité temporelle et la déqualification ne représentent pas une nouveauté en tant que telle. Les années 1990 marquent cependant un tournant historique: la hausse de la productivité que permet la réorganisation du travail n’est plus compensée par une réduction de la durée du travail. Autrement dit, la production exige un usage plus intensif et plus extensif du temps de travail sans contrepartie. Dans mon livre, je m’appuie sur les concepts théoriques de plus-value absolue et de plus-value relative, théorisés par Karl Marx dans le Livre du Capital, pour chercher à comprendre les logiques économiques et sociales sous-jacentes aux phénomènes que j’observe sur le plan phénoménologique. La prise en compte des nouveaux rythmes sociaux, qui tendent à désynchroniser les temporalités des uns et des autres, me conduit à énoncer l’hypothèse suivante: les pressions très élevées que les travailleuses et travailleurs connaissent sur les lieux de la production pourrait toucher à leurs limites et remettre la journée de travail au cœur de la question sociale.