14 mai 2024
L'expert et le système

La construction de l’expertise dans l’entreprise innovante

Interview d’Armand Hatchuel paru dans le Journal de Genève et Gazette de Lausanne, supplément hebdomadaire “Le Jeudi économique”, 1995.

Perspective:

Chercheur au CGS (Centre de gestion scientifique de l’École des Mines de Paris), Armand Hatchuel en est également le Directeur adjoint et le responsable de l’École doctorale en sciences de gestion. Auteur de nombreux articles, on mentionnera ici sur­tout son livre L’expert et le système (avec Benoît Weil, paru chez Économica en 1992 et dont une traduction anglaise est publiée chez Walter de Gruyter) où les auteurs analysent la manière dont se construisent les savoirs des experts dans le monde industriel. Pour Hatchuel, cette question est une des plus importantes que rencontrent les entreprises face à des bouleversements au moins aussi importants que la mutation in­dustrielle de la fin du siècle dernier. Notre époque se carac­tériserait notamment par une crise des liens traditionnels entre “conception” et “exécution” et par la nécessité de les reconstruire sous de nouvelles formes. Mais pour comprendre comment ces problèmes se posent sur le terrain de l’entreprise, une démarche de “recherche-intervention” est nécessaire.

Interview:

Travaillant dans un centre de gestion au sein d’une école d’ingénieur, vous êtes en contact étroit avec le monde industriel. Êtes-vous consultant ou chercheur?

Je me situe entièrement comme chercheur. Nos relations avec les entreprises ne sont guère différentes de celles de nos collè­gues d’autres domaines, par exemple en métallurgie. Il faut dans les deux cas sortir de l’image de la prestation ou de la consultation. On doit cependant ajouter que pour celui qui étudie le fonctionnement des entreprises, la relation avec son partenaire industriel joue plusieurs rôles, car elle est à la fois un support, un moyen et un objet de recherche.

Pouvez-vous préciser le type de méthode que vous em­pruntez?

On peut dire qu’il existe en gros deux démarches. Imaginons que vous vouliez étudier la manière dont évolue l’organisation du travail dans un atelier d’aéronautique. Une première approche consiste pour le chercheur à rencontrer un certain nombre de gens et à recueillir ce qu’ils disent sur les évolutions qu’ils sont en train de vivre. Dans cette approche que l’on peut appe­ler usuellement “compréhensive”, vous supposez généralement que les événements sont des données, que les acteurs rencontrés ont la connaissance ou au moins une partie du sens de ce qu’ils s’en font, et qu’ils l’expriment. Mais il y a une autre démar­che possible, plus “activatrice”, que nous appelons “recherche-intervention”. Elle consiste à travailler avec l’en­treprise sur certaines de ses évolutions. Dans ce second cas, on suppose que l’entreprise se trouve face à plusieurs trajec­toires et que ni les acteurs, ni les chercheurs, n’ont par avance le sens du processus dans lequel ils s’engagent. En explorant alors la nature des problèmes, en suscitant des pis­tes de réflexion et d’action, le chercheur va alors pouvoir repérer des questions classiques et des questions nouvelles, il découvre aussi les capacités ou les lacunes des acteurs, et de lui-même bien sûr, à les traiter. Cette deuxième méthode que nous privilégions, dès que nous le pouvons, a l’avantage, l’ex­périence nous en a convaincus, de nous mettre directement au contact des situations d’innovation organisationnelles et des crises pratiques et doctrinales de l’entreprise.

Cette attitude de “recherche-intervention” vous semble d’autant plus pertinente aujourd’hui que les contenus de la compétition sont transformés par l’évolution très rapide des savoirs, n’est-ce pas?

Cette position n’est pas nouvelle même si sa mise en forme est récente. Après tout, nous devons à des auteurs comme Babbage, vers 1830, ou Taylor, au début de ce siècle, des thèses les plus prémonitoires et les plus originales, si on les lit bien, de leur temps. Or dans ces deux cas on trouve une démarche d’analyse et d’intervention. L’évolution et les transformations industrielles sont alors découvertes à travers des projets qui rendent possible un diagnostic novateur. Or, nous vivons une période de transformations aussi profondes et complexes que celles que connaissaient Babbage et Taylor, et dans chaque cas la question de l’innovation et de la production des savoirs efficaces est en cause.

Comment caractériseriez-vous la période contemporaine?

Au risque d’être caricatural, je dirais que l’entreprise indus­trielle qui se met en place au début de ce siècle s’est cons­truite à partir de trois grands types d’acteurs, avec trois grands systèmes de référence. D’abord, le système de l’entre­preneur, de l’employeur, du dirigeant, avec ses services de soutien. Ensuite, un monde de la mise en oeuvre, de la produc­tion, de la logistique, qui est un monde des opérations et des ressources planifiables (jusqu’à un certain point). Enfin, un monde des concepteurs, des organisateurs, des créateurs. Ce troisième type d’acteurs vient définir et prescrire au nom du premier les actions à conduire. Il est donc aussi, en principe, le centre de l’expertise dans l’entreprise. En période de sta­bilité des connaissances techniques et commerciales, ce centre joue assez facilement son rôle de régulateur et de gardien du temple. En revanche, dans les périodes de renouvellement in­tense des savoirs, ces acteurs doivent à la fois se recons­truire en permanence et réguler les autres acteurs: la situa­tion devient très vite difficile, et la crise souvent proche, avec sa cohorte des conflits et des échecs notamment dans l’in­novation technique.

Trois raisons expliquent cette crise de l’expertise. Première­ment, l’intensité de la compétition qui rend l’innovation “produit” à la fois inévitable, permanente et difficile. Deuxièmement, plusieurs vagues de technologies diffusantes comme l’informatisation et l’électronique intelligentes et communicantes, ou l’explosion des nouveaux matériaux, techni­ques candidates à l’emploi dans la quasi-totalité du tissu industriel. Troisièmement, la floraison de nouveaux systèmes de valeurs de consommation, qui sont autant de nouveaux espaces d’expertise: environnement, santé, convivialité… On comprend la tâche lourde des acteurs “concepteurs” qui ont à construire tous ces savoirs. Bien sûr, et c’est très important, tous les acteurs de l’entreprise ont à construire une part des savoirs qui leur sont nécessaires; mais la nécessaire reconstruction des acteurs de conception, des experts centraux, aussi bien recherche que marketing, est au cœur de la crise actuelle. Entrés dans l’entreprise au début de ce siècle, ces acteurs connaissent aujourd’hui une métamorphose importante et souvent cachée. En tout cas c’est ce que confirment plusieurs des re­cherches de notre centre.

Votre propos renvoie à la question de la construction de l’expertise. Pouvez-vous illustrer par un cas le type d’intervention que vous êtes amené à faire?

Je prendrai un exemple qui vient de mes travaux avec B. Weil. Dans les années 80, beaucoup d’entreprises se sont intéressées aux systèmes-experts. Ces systèmes étaient destinés à re­cueillir la connaissance des agents de méthode. Ces agents, acteurs importants dans les usines, sont là pour définir les “gammes opératoires”, c’est-à-dire les procédés et les opéra­tions nécessaires à telle ou telle production. Le service mé­thodes est exemplaire de ces acteurs concepteurs dont je par­lais. Il est en principe le dépositaire du savoir-faire produc­tif de l’entreprise, et celui qui introduit les nouveaux per­fectionnements. Or, dans plusieurs cas, les entreprises par­taient de l’idée qu’elles pourraient automatiser une partie des tâches de méthodes en modélisant leurs connaissances sous la forme d’un système-expert. On aurait ainsi à la fois capitalisé la connaissance et rationalisé sa mise en oeuvre. Or, il nous a été proposé d’accompagner l’un de ces projets. Nous avons alors fait l’hypothèse que les problèmes rencontrés dans le dévelop­pement de ce système nous donnerait de précieuses indications sur la manière même dont ces acteurs construisaient leur exper­tise. Hypothèse fructueuse car l’entreprise était en train de vivre une déstabilisation importante de ses savoir-faire et donc de ses acteurs. Il faut insister sur deux points. Cette entreprise était très dynamique: elle intégrait de plus en plus de procédés nouveaux et sophistiqués, acceptait des commandes difficiles et globalement était effectivement en train de déve­lopper largement son champ d’action. Mais, pour ces mêmes rai­sons elle connaissait une crise latente de la distribution des connaissances entre les agents de méthode, les ateliers et les services de développement. L’explosion des procédés avaient déstabilisé les relations entre ces acteurs. Nous découvrions une image différente des experts: des acteurs menacés d’une obsolescence permanente de leurs savoirs, luttant contre elle, s’efforçant de maintenir des relations de prescription avec l’atelier, mais en reconstruisant les domaines et les condi­tions de leur action. Ainsi, la dynamique de l’entreprise mena­çait-elle les processus d’apprentissage individuels et collec­tifs qui lui étaient pourtant vitaux. La véritable leçon du système-expert était là.

Quel a été votre rôle dans cette situation?

Notre rôle a consisté à suivre le projet dans sa durée. On ne peut véritablement étudier une organisation par une photo instantanée. Si je reviens au cas que j’évoquais, le processus en place ne pouvait être bien compris qu’en le suivant sur un an ou deux, ce qui fut fait. Par ailleurs, en s’intéressant à l’expertise, nous voyions comment les acteurs allaient être mis en danger, et pourquoi ce point devait être mis au cœur de toute autre démarche de structuration ou d’organisation. Une réflexion profonde sur la place de l’acteur méthode dans la construction des savoirs de l’entreprise a été stimulée par notre intervention, mais les transformations qui ont suivi ont été le fait de responsables.

En quoi votre approche se différencie-t-elle de celle de la sociologique des organisations.

Elle est en tout cas complémentaire. L’école socio-technique anglo-saxonne, ou l’approche stratégique des organisations plus connues dans les pays francophones, se sont formées en analy­sant les relations entre les acteurs dans des entreprises où les métiers étaient anciens et stables, et sans transformations simultanées des connaissances et des relations. Or, aujour­d’hui, il n’est plus suffisant d’insister sur le volet humain ou “politique” de la transformation technologique. Il faut au contraire considérer que l’espace de formation des savoirs est un espace dans lequel les acteurs se reconstruisent aussi bien qu’ils construisent les techniques de la firme. L’approche sociologique n’est plus suffisante ici, et d’ailleurs elle évolue en ce moment. Toute approche de l’entreprise doit au­jourd’hui mettre en bonne place la construction de l’expertise comme un enjeu central qui détermine les structures et les stratégies.

Où vous conduisent vos recherches?

Certainement à un nouveau regard sur la firme dans la société et à plusieurs programmes de recherche sur les questions que nous venons d’évoquer. Mais plus fondamentalement, j’ai acquis pour ma part la conviction que nous manquons de culture indus­trielle. C’est-à-dire que nous formons le plus souvent des cadres gestionnaires ou des managers qui n’ont qu’une connais­sance historique limitée, voire absente, de l’histoire indus­trielle et de ses transformations depuis deux siècles. En se réappropriant cette histoire, et j’ai développé des enseigne­ments en ce sens, on échappe plus aisément aux slogans du temps, et l’on voit mieux que derrière le développement techno­logique, il y a surtout de multiples savoirs construits collectivement et différemment par les acteurs d’une société.