14 mai 2024

Entretien avec Alain Touraine: le sociologue et la démocratie

À propos de l’ouvrage d’Alain Touraine: Qu’est-ce que la démocratie?, éditions Fayard, 1994, 298 pages

Entretien inédit, 1995.

Perspective:

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (E.H.S.S.), Alain Touraine y dirige le Centre d’analyse et d’inter­vention sociologique (C.A.D.I.S.). Il est l’auteur de nombreux ou­vrages parmi lesquels: Sociologie de l’action (1965) et Production de la société (1973); et plus récemment (aux éditions Fayard): Le retour de l’acteur (1984), Critique de la modernité (1992) et Qu’est-ce que la démocratie? (1994). Signalons également l’ouvrage collectif: Penser le sujet. Autour d’Alain Touraine (Fayard, 1995).

Interview:

La sociologie en tant que discipline auto­nome voit-elle son émergence avec le processus de démocrati­sation dont on voit les premiers ef­fets au siècle dernier?

Non. Le point de départ de la réflexion sociolo­gique a été une ré­flexion conservatrice. Auguste Comte par exemple qui a le premier utilisé le terme «sociologie» ne peut pas être considéré comme un démocrate. C’était au contraire un homme très autoritaire et sa vision de la société était de type néo-communautaire. Au fond, le pro­blème auquel étaient confrontés les premiers sociologues peut être énoncé ainsi: «les trans­forma­tions politiques, mais surtout économiques, ont cassé les structures sociales tradition­nelles et les appartenances, comment est-il dès lors possible de recréer une société?» Il ne s’agit en aucun cas de créer une démocratie. Bien sûr, avec Émile Durkheim cela prend une forme moins autoritaire qu’avec A. Comte, une forme modérément so­cial-démocrate, soli­dariste, mais le problème reste le même: «comment passer d’un système de régulation à un autre», ou encore: «comment passer, disait Tönnies en Allemagne, de la communauté à la so­ciété»?

Le thème démocratique me semble plutôt absent de la réflexion socio­logique. Prenons l’exemple de Max Weber. Celui-ci définit trois types d’autorité: l’autorité rationnelle-légale (c’est-à-dire l’au­torité des règles impersonnelles, celle de la bureaucratie, celle de l’état de droit, etc.), l’autorité traditionnelle et l’autorité charismatique. Il est frappant de constater que cette typologie des formes d’autorité ne discute pas le problème de la démocratie. J’ajouterais même que le thème du charisme, celui du leader, tout comme le thème national (pour ne pas dire nationaliste), sont extrêmement forts chez Weber. Ainsi, voyez-vous, pour répondre à votre question, si quelqu’un me disait que d’une manière générale la so­ciologie a été plutôt anti-démocratique que pro-démocratique, je répondrais que cela n’est pas faux!…

Et lorsque l’on avance plus avant dans notre siècle?

Est-ce que vraiment le thème de la démocratie est un thème essentiel chez Talcott Parsons? Assurément non. Je crois que ce serait une erreur de lier les deux termes. Je le dis d’autant plus que moi-même je m’efforce de les lier.

L’affirmation qui a fait naître la sociologie, ce fut une réaction critique à l’universalisme des Droits: la société qui s’organise est faite d’autorité et de pouvoir mais aussi d’efficacité. C’est le lien du pouvoir et de l’industrialisation. Le monde des sociologues c’est celui dans lequel le discours de la Révolution française de­vient pour l’essentiel un discours réactionnaire, un discours de la bourgeoisie. À la fin du siècle dernier, la science sociale s’est constituée en rompant avec cet universalisme abstrait d’une certaine démocratie, pour regarder la réalité des choses: les classes, les nations, etc. Pour dire les choses très concrètement, l’histoire du XIXe siècle est dominée par l’ambiguïté de tous les mouvements so­ciaux relativement à la démo­cratie. Les mouvements de classes ont certes donné la «démocratie industrielle» à l’anglaise, mais ils ont aussi donné le «bolchévisme». Les mouvements nationaux ont donné le droit à l’autodétermination des peuples, à la lutte contre le colo­nalisme, mais aussi le nationalisme dont il faudrait être aveugle pour dire qu’il est par essence démocratique! On peut évoquer d’au­tres mouvements dont l’ambiguïté est manifeste: par exemple le mou­vement écologi­que ou le mouvement des femmes.

Comment comprendre votre apport de sociologue?

Tout mouvement social porte en lui un anti-mouvement social, c’est-à-dire son contraire. Il n’est donc pas possible d’évaluer un acteur social en des termes purement sociaux; il convient de l’éva­luer en des termes à la fois sociaux et politiques. Dit autrement, pour qu’un acteur social soit l’acteur d’un mouvement social, il faut qu’il soit démocrate.

Comment définiriez-vous, en quelques mots, la démocratie?

C’est à la fois la limitation du pouvoir et le pluralisme. Si j’avais à condenser l’analyse, je prendrais la formule française «Liberté, Égalité, Fraternité», dont je pense qu’elle a l’immense mérite de montrer qu’il n’y a pas qu’un principe unique, mais une combinaison de plusieurs. Tout le monde s’accordera pour dire que la démocratie c’est une combinaison de liberté et d’égalité. Et il est évident que si vous gouvernez par de l’égalité pure ou de la liberté pure, vous débouchez dans la non-démocratie. Il faut combiner les deux. C’est pourquoi j’ai écrit aussi, dans mon livre sur la moder­nité, que le Sujet c’est toujours la combinaison du monde ouvert, de l’instrumentalité et du monde de l’identité culturelle.

Justement, dans votre livre Critique de la modernité (qui semble marquer un tournant dans votre œuvre), vous opposez deux figures de la modernité: la «rationalisation» et la «subjectivation». Vous pointez du doigt ce qui vous apparait comme un danger, celui que représente la «dissociation com­plète du système et des acteurs, du monde technique ou écono­mique et du monde de la subjectivité». Pouvez-vous préciser?

J’ai un peu changé la formulation depuis Critique de la modernité. Ce que je dis maintenant, déjà exprimé dans quelques articles et prochainement dans un ouvrage en préparation, c’est qu’au lieu de dire: «la modernité c’est la séparation progressive de la rationali­sation et de la subjectivation», je préfère dire (c’est une vision plus pessimiste que celle que j’avais avant): «cette dissociation nous amène d’un côté à une rationalisation de plus en plus instru­mentale (le monde des techniques, des marchés, etc. dans lequel nous vivons, le monde des choses, des signes), et de l’autre côté, à un sujet qui est de plus en plus défini, non pas par ce qu’il fait (c’est devenu impersonnel, les flux, les marchés, les images de télévision, etc.), mais par son repli. Le Sujet tend à se replier sur ce qu’il est, sur son héritage, sur sa culture, sa langue, ses racines communautaires et l’aspect identitaires. Alors, les deux tendances -rationalisation et subjectivation- tendent à devenir de plus en plus négatives et en même temps de plus en plus séparées l’une de l’autre, voire même opposées l’une à l’autre. Le Sujet c’est la reconstruction, la subjectivation, qui s’opère par la réar­ticulation des deux parties du monde qui ont été de plus en plus disjointes.» Tout cela peut paraître très abstrait, mais c’est très concret. Cela si­gnifie que l’on se trouve tous à avoir à combiner dans notre vie personnelle la participation à un monde d’informa­tions, d’images, de techniques, de marchandises, d’objets, etc., et une certaine identité culturelle. Pour reprendre le vieux vocabu­laire des sociologues: nous som­mes tous des étrangers! Personnelle­ment, je suis français, c’est mon identité profonde, et je vis dans un monde -appelons-le américain au sens mythique du terme, peut-être demain japo­nais, après-demain chinois- dans un marché international globalisé, et il faut que je fasse avec, en évitant de devenir schizo: quand je suis dans le circuit international, je fais un dis­cours anglais, quand je suis dans ma vie privée, je fais un dis­cours français, le risque étant de ne pas supporter cela, de finir par devenir moi-même dissocié.

Notre modernité oblige donc à des contorsions pour arriver à des articulations. Quand je pense aux québécois, ou encore aux catalans, il me semble qu’ils ont plutôt bien réussi: ils se sont ouverts à ce monde international, à ce monde de techniques, de médias, etc., tout en af­firmant leur identité. Pour l’essentiel, ils ont à la fois créé une identité et une participation contrairement à beaucoup d’autres pays, par exemple caux du Nord de l’Europe, qui sont en­trés dans le monde international et dont les citoyens se posent aujourd’hui sé­rieusement la question de leur identité.

Auparavant, ma formulation était à deux termes: «rationalisation-subjectivation», et aujour­d’hui je dis plutôt: entre l’instrumentalité et l’identité, ce qui peut refaire l’articu­lation ou la synthèse, c’est le «Sujet». Je ne pense comme le fait Habermas que nous vivons un choc entre la pensée stratégique et le lebenswelt -le «monde vécu»-, ce qui naturellement sous-entend que ce qui est créateur c’est le «monde vécu». Je ne fais donc ni l’éloge du lebenswelt, ni celui de la «pensée stratégique», mais je fais l’éloge du «Sujet» comme capacité de combiner les deux. Le Sujet n’est pour moi rien d’autre que chaque individu en tant qu’il essaie dans sa vie privée de se construire une histoire de vie, ce qui veut dire des objectifs qui sont définis en terme ins­trumentaux qu’il essaie d’atteindre en mobilisant des ressources qui sont identitai­res, cultu­relles, qui peuvent tenir à son émotion, à sa sexualité, à son imaginaire, etc., mais qui tiennent aussi à sa langue, à son origine culturelle, à son histoire, à sa mémoire, etc. Voilà une pre­mière différence qui m’oppose à Habermas ainsi qu’à d’autres penseurs allemands.

L’idée que je garde et que j’ai essayé de radicaliser à travers ce changement de formulation, c’est celle énonçant que «la modernité est la rupture de l’unité entre les choses et le sens». Un monde pré-moderne, que nous pourrions par exemple appeler un monde reli­gieux, est un monde où il y a recouvrement de la rationalité et de la finalisation. Et il y a modernité lors­qu’il y a séparation. C’est d’ailleurs pourquoi, dans mon livre sur la modernité, je m’amuse à dire du mal d’Érasme qui est de mon point de vue le dernier repré­sentant du monde reli­gieux: il est très rationaliste et très catho­lique et continue donc à penser qu’il est possible de faire aller les deux choses ensemble… alors que le monde moderne, c’est la monde où ça se casse. Il y a la Renaissance d’un côté, et la Réforme de l’autre. Érasme est évidemment beau­coup plus sympathique, et j’ai presqu’envie de dire qu’apparemment il est superficiellement plus moderne que Luther, mais celui qui a créé la modernité c’est Lu­ther… parce qu’il a cassé cette unité-là.

Pour revenir un peu à la sociologie, je dirais que l’image sociolo­gique du monde a été par bien des côtés une image encore religieuse. L’image crée par la sociologie fonctionnaliste, c’est la correspon­dance entre l’acteur et le système: entre les institutions et les motivations. L’éducation dans la famille ou dans l’école est définie comme socialisation. Depuis que j’ai vingt-cinq ans, je me bats contre ce discours. Pour moi, on commence à parler sérieusement avec Nietzche, avec Freud ou avec Bergson qui vous disent que le monde de l’acteur et le monde du système ne se complètent pas mais s’oppo­sent: le principe de réalité, le principe de plaisir, sont contra­dictoires; la volonté de puissance et la moralisation sont contra­dic­toi­res; le temps mécanique et la durée vécue sont contradictoi­res, etc. Voilà des gens qui caractérisent bien à mon sens la pensée moderne. Celle-ci ne consiste pas à dire comme les braves républi­cains français (qui sont pour moi la quintessence de la pensée so­ciale que je rejette): l’école doit fabriquer de bons citoyens! Non!

Que doit donc «fabriquer» l’école?

L’école est obligée de fabriquer des gens qui aient du boulot, et par ailleurs elle doit fabriquer des gens qui soient capables de se débrouiller, de changer de boulot, de changer de monde, de compren­dre l’autre. Bref, qui soient capables d’être des individus, des sujets autonomes… Vous comprenez, ce n’est pas la même chose qu’être de bons citoyens. Comme l’a si bien montré le beau livre récent sur les SS, ceux-ci étaient des gens normaux, intégrés, obéissants. Ils tiraient sur les gens et les torturaient avec le sentiment du devoir accompli, et ensuite ils allaient boire leur bière, comme d’habitude, en se léchant les moustaches. Nous ne pou­vons plus supporter cela.

Si dans Critique…, la référence essentielle renvoie à l’œuvre de Max Weber qui a caractérisé au début du siècle la modernité comme étant le processus de rationalisation (de nombreux auteurs ont depuis fournis des analyses sur le thème de l’instrumentalisation de l’homme et du monde), dans votre dernier livre, Qu’est-ce que la démocratie?, vous semblez ac­corder beaucoup d’im­portance à l’œuvre d’Alexis de Tocque­ville. Pourquoi?

Je suis personnellement très éloigné de Tocqueville. Tocqueville est un grand homme au­jourd’hui et beaucoup de mes amis sont des tocque­villiens. Il y a même une revue franco-américaine appelé la «revue Tocqueville» à laquelle participe toute la sociologie libé­rale-conservatrice des deux côtés de l’Atlantique, et qui est intel­ligente. Des personnes comme Henri Mendras ou François Furet, côté français, et Daniel Bell de l’autre, représentent bien ce courant. Personnellement, si j’avais à me choisir un père intellectuel dans le monde de la sociologie, çà resterait quand même Weber, parce qu’il est celui qui a parlé des acteurs; il en a parlé avec leurs orienta­tions culturelles, il a expliqué que l’action sociale, même celle rationalisatrise du capitalisme, était mise en mouvement par des passions religieuses et un dé­chirement des appartenances, donc une sorte de dépassement de la société par soi… Ce sont des thèmes auxquels je suis profondément sensible, même si j’ai par ailleurs des critiques importantes à faire.

La pensée libérale dont Tocqueville et Stuart-Mill sont les derniers grands représentants his­toriquement parlant (il faut aussi mention­ner les néo-libéraux, par exemple: Raymond Aron et Hannah Arendt), redécouvre le politique comme plus fondamental que le social. Nous so­ciologues nous sommes au contraire des anti-libéraux, que l’on soit conservateurs ou que l’on soit de gauche (ou socialistes comme on disait autrefois) Pourquoi? Parce que nous avons justement voulu montrer les insuffisances de cet ordre libéral, qui essaie de déga­ger le poli­tique du social. Quoiqu’éloigné de l’approche libérale, j’admets, et c’est en ce sens-là que je ne suis pas du tout anti-tocquevillien, qu’il est nécessaire de donner à la dimension démocratique la même importance qu’à la dimension sociale, et sur­tout, de s’opposer à ce qu’on pourrait appeler une conception popu­laire de la démocratie.

Vous accordez une place particulière à la notion de recon­naissance de l’au­tre. Vous dites même que la prise en compte de cette notion permet à l’idée démocratique de s’adapter aux problèmes d’aujourd’hui. La démocratie a été dans le passé tour à tour liberté politique, puis justice sociale, et elle est main­tenant reconnaissance de l’autre, dites-vous.

Sur ce point, je voudrais dire qu’il y a trois niveaux d’analyse qu’il faut toujours lier. Le pre­mier niveau, c’est la notion de Sujet, c’est-à-dire le rapport de l’individu à lui-même. Pour être un sujet, je dois écarter beaucoup de choses de moi-même, tout ce qui est «participation dé­pendante», consommation de masse etc. Je dois m’affirmer comme quelqu’un qui veut se construire, et pas sim­plement faire ce qu’il a envie de faire. Premièrement donc, il n’y a pas de Sujet s’il n’y a pas un certain dépassement de l’individua­lisme. Le deuxième niveau, c’est qu’il n’y a pas de sujet s’il n’y a pas reconnaissance de l’autre comme sujet. (En ce sens-là, on est dans le monde de Habermas qui donne la plus grande importance au langage. Dans le monde de Charles Taylor également, bien que Charles Taylor et Habermas ne soient pas d’ac­cord.) Troisièmement, il y a le niveau démocratie, c’est-à-dire la création de conditions insti­tu­tionnelles générales de reconnaissance du Sujet, de moi comme sujet et de l’autre comme sujet. Ces trois éléments, ces trois niveaux, sont inséparables.

Le premier niveau c’est celui de l’individu, qui doit se battre contre sa soumission à l’instru­mentalité et à la communauté. Notez bien que c’est une définition doublement négative. C’est pourquoi j’insiste toujours sur l’aspect conflictuel de la subjectivisation: c’est une protestation: le Sujet est un dissident. Je pense que le sujet n’a jamais de contenu positif, personnel. «Je n’est pas moi» est un chapitre de ma Critique de la modernité…

Ainsi, au niveau de l’individu il y a une démarche critique et néga­tive, qui ne se remplit pas d’un contenu psychologique, et qui ne va prendre un contenu positif que dans le relationnel, c’est-à-dire dans la reconnaissance de l’autre, dans ce que j’appelle volontiers la relation amoureuse, et aussi dans l’acte de création institution­nelle de la démocratie. Cet acte est la création des garanties: la démocratie ne fabrique pas des sujets, mais les conditions qui ren­dent possible d’être un sujet. La démocratie garantit la liberté. Ce que je maintiens contre Ha­bermas (c’est ma deuxième différence avec lui; la première, je le disais, c’est sur l’opposition lebens­welt/instrumentalisme: je refuse de condamner la technique, parce que ça mène à Heidegger et au nazisme, et au communautarisme). Je ne crois pas que l’intersubjectivité soit fondamentale, que le langage soit fondamental. Je pense plutôt que c’est l’action qui est fon­da­mentale: le sujet avant l’intersubjectivité, mais le sujet n’a pas de contenu psychologique positif; c’est l’intersubjectivité qui le crée.

La reconnaissance de l’autre, ça veut dire aussi que par opposition avec l’esprit démocratique du 18è siècle, c’est-à-dire l’affirmation de l’Universel, de l’Universel de la souveraineté popu­laire, de l’individualisme universaliste qui se dégage des appartenances so­ciales, des tradi­tions, des croyances, de la famille, etc. par oppo­sition à ça (qui n’est plus à mon avis défen­dable puisque l’univer­salisme est devenu la globalisation, c’est devenu les grandes socié­tés transnationales, CNN, le pouvoir), je dis au contraire: ce qui aujourd’hui est le fondement et le programme même de la démocratie, c’est la reconnaissance de la diversité, le droit à la di­versité, c’est-à-dire le droit de reconnaitre en chaque individu et en chaque groupe et en cha­que culture la capacité et en fait la volonté de combiner de l’universel et du particulier (une culture au fond c’est ça, et là-dessus je suis assez près de Habermas, une culture c’est la construction du sens universel d’une expérience particulière). Pour moi, c’est ça le test de la dé­mocratie. J’appelle démocratie, un ensemble social, une Nation pour prendre un cas banal -mais ça peut être une ville, une école-, pour moi le test ou la mesure, si je puis dire, de la démocratie, c’est la capacité de reconnaitre et de gérer la diversité.

Les préoccupations telles qu’elles apparaissent dans vos deux derniers livres semblent très proches de celles qui sont qui existent en «philosophie politi­que». Pensez-vous que la so­ciologie peut répondre mieux que la philosophie politique aux problèmes de notre époque?

La sociologie, comme je vous l’ai dit un peu marginalement tout à l’heure, a été concrètement non pas l’étude de la société, mais l’affirmation, qui s’est formé vers les 15è et 16è siècle, que le critère du bien et du mal, c’est l’utilité sociale. Ca a culminé avec la morale du devoir -il faut être un bon citoyen, être un bon travailleur- et, cette idée théorique a été aussi une idée politi­que: notre grand rêve, le rêve hégélien de la fin de l’histoire, c’est que l’Esprit se trou­ve­rait totalement incarné dans une réalité phénoménologique, qui serait reprise en charge par l’Esprit absolu, qui serait la société idéale (qui était évidemment une démocratie parle­mentaire modérée pour Hegel, et qui à mesure qu’il a vieilli est devenue de plus en plus un État national un peu plus autori­taire; mais quand même le modèle hégélien est quand même né de la Révolution française). Ce que je crois, c’est que ce caractère phi­losophique de la notion de société, ce caractère de principe spéci­fique de définition du bien et du mal (avant, le bien et le mal, c’était faire ce que Dieu a dit, ou le contraire, faire ce que la tradition com­munautaire a dit, ou le contraire. Il y a eu ensuite un moment intermédiaire, confus. Le bien c’était faire ce que le Roi a dit, ou ce que le Seigneur a dit; ce n’était pas une définition aussi forte que les deux autres: Dieu ou la société), conduit à l’idéal de l’intégration sociale, à l’idée de Société qui s’est appuyée sur deux figures: la raison et l’histoire. Pendant ces deux pério­des, la période de la raison et la période de l’histoire, la période 17è-18è et la période 19è-20è, la société fut un but en soi. Le but en soi, c’est d’arriver à une société que vous pou­vez appeler démocratique, que vous pouvez appeler rationalisée, que vous pouvez appeler communiste, que vous pouvez appeler populaire, que vous pouvez appeler transparente, que vous appellerez … moderne.

Or, c’est cela qui, pour toutes les raisons que je vous ai dites, ne va plus. Ce que je refuse, c’est de faire de la sociologie une phi­losophie sociale, c’est-à-dire de considérer que l’idéal c’est l’in­tégration sociale. En ce sens-là je peux dire que j’ai une pensée plus pessimiste. Je pense qu’il y a toujours opposition, dissocia­tion ou désarticulation, entre le monde des cho­ses -le mondes des instruments, le monde des techniques- et puis le monde de l’homme inté­rieur, comme disait St. Augustin. Pour moi c’est cette dissocia­tion qui est essentielle et par conséquent dans le monde où nous vivons -ce monde de techniques, de force, de puissance, de marché, etc.-, ce qui est le critère pour moi du bien et du mal, c’est fina­lement la liberté du sujet.

Alors, aujourd’hui, j’ai une vision exactement inverse à celles des philosophies de l’histoire. C’est la raison pour laquelle JE REJETTE les frontières entre sociologie et psychologie, et en­tre sociologie et droit. Inversement, nous voyons tous les jours les frontières entre sociologie et économie se renforcer. L’unité à laquelle je tiens est celle de la science humaine, de la con­naissance des choses humaines, et si ce n’était pas perçu comme trop prétentieux, je dirais: la science sociale.

Sur la question «sociologie-philosophie politique», il ne s’agirait là que d’éti­quettes?…

Je ferais une réserve. C’est que, au sens strict, la philosophie politique a été la jeunesse de la science sociale. Pendant 250 ou 300 ans, la grande affaire dans le monde occidental, qui était à ce moment-là européen -mais ça s’est répandu ensuite ailleurs, dans le monde britannique, dans le monde hispanique de l’Amérique du Sud, aux États-Unis évidemment- ça a été la constitution de l’État mo­derne. Donc, c’est un problème de philosophie politique, un pro­blème d’ordre. Le problème de la raison, de la bureaucratie -c’est au fond à ça d’ailleurs qu’a pensé essentiellement Max Weber… Ensuite, il y a la révolution industrielle anglaise, la pro­lé­tarisation, l’urba­nisation, etc., et c’est pourquoi je vous ai dit: à ce moment-là nait la so­ciologie comme telle. Mais philosophie politique et socio­logie sont la mère et la fille, avec les rapports compliqués qu’il y a entre une mère et une fille. Je souhaite dire aujourd’hui: la philosophie politique, c’est la grand-mère, la sociologie c’est la mère, et la science humaine ou la science sociale c’est la fille, que j’appellerais en fait: le savoir du sujet, la connaissance du sujet.