16 mai 2024
Oser la bienveillance

La bienveillance au centre du « vivre-ensemble »

À propos de l’ouvrage Oser la bienveillance, de Lytta Basset, éditions Albin Michel, 2014, 422 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2014.

L. Basset en 5 dates:

  • 1950-1960: enfance en Polynésie française.
  • 1971: maîtrise de philosophie à l’Université de Strasbourg.
  • 1986: pasteure de l’Église protestante de Genève.
  • 1993: doctorat en théologie à l’Université de Genève.
  • 1998: professeure de théologie aux Universités de Lausanne puis de Neuchâtel.

Perspective:

Professeure de théologie pratique à l’Université de Neuchâtel, Lytta Basset est doyenne de la Faculté de théologie. Elle a été auparavant pasteure de l’Église réformée à Genève. Elle est auteure d’une quinzaine d’ouvrages dont Aimer sans dévorer (2010), Au-delà du pardon… Le désir de tourner la page (2006), Culpabilité, paralysie du cœur (2003) ou encore Sainte colère, Jacob, Job, Jésus (2002)… dans lequel elle défend l’idée qu’une foi adulte et personnelle ne se construit que par la colère.

Interview:

Vous contestez le dogme du péché originel : pourquoi ?

Parce qu’il ne se trouve ni dans la Bible ni dans le christianisme des quatre premiers siècles (jusqu’à St. Augustin, son inventeur) et parce qu’il a plongé tout l’Occident chrétien pendant plus de 15 siècles dans la culpabilité, la peur de l’enfer et le sentiment d’indignité. Que nous soyons croyants, agnostiques, athées ou indifférents, ce dénigrement radical de la nature humaine habite notre inconscient collectif ; il continue à faire des ravages dans notre vie quotidienne… et, sous couvert d’objectivité, jusque dans les sciences humaines, dans nos pratiques sociales et surtout dans nos méthodes éducatives : la violence éducative, cautionnée et encouragée pendant des siècles – seul moyen de « redresser » l’enfant dès le berceau ! – reste largement un sujet tabou malgré les chiffres effarants de la maltraitance. Voilà un héritage religieux non digéré qui encombre notre culture et nous interdit l’accès au pays de la bienveillance à l’égard de nous-mêmes et d’autrui.

En quoi votre approche touche-t-elle la question du vivre ensemble ?

J’ai toujours entendu les textes bibliques, y compris les évangiles, comme une invitation à vivre intensément des relations de respect avec les autres et, indissociablement, avec soi-même. Ce qui retentit dans toute la Bible, c’est l’appel à revenir à la relation – revenir aux autres et au Tout-Autre. Voilà pourquoi le « péché » signifie exclusivement la non-relation, le repli sur soi, l’enfermement – et certainement pas une nature mauvaise et corrompue dès le sein maternel. On voit bien que les conseils d’Ami qui y sont donnés favorisent tous le vivre-ensemble : les Dix Paroles
(le Décalogue) par exemple, sont des garde-fous destinés à rendre cette terre habitable dans la mesure où autrui est respecté – son corps, son couple, ses biens, etc. Une parole de Jésus me paraît bien illustrer cela : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes choses vous seront données en plus ! » (Mt 6,33) : la quête de Dieu est indissociable de la quête de relations justes entre nous… et du coup, elle produit du fruit dans nos vies personnelles.

Votre livre est donc une invitation à porter un autre regard sur l’humanité ?

Oui, j’ai à cœur de réhabiliter l’être humain. Ce qui m’inspire particulièrement, c’est le récit où Jésus s’invite chez Zachée, un « collabo » des autorités romaines montré du doigt parce qu’en récoltant les impôts pour l’occupant, il s’en mettait plein les poches (Lc 19,1-10). Or, Jésus, de passage dans sa ville, l’ayant aperçu lui demande l’hospitalité : il se montre assoiffé de relation. Or, il ne fera pas la moindre allusion aux malversations de Zachée. Celui-ci le reçoit tout joyeux et décide alors de lui-même de réparer ses torts… et Jésus s’émerveille de son « retour » à l’Autre, aux autres. La foule, malveillante à l’égard de Zachée, l’est désormais aussi à l’égard de Jésus. C’est donc le regard bienveillant de Jésus sur son être qui a éveillé en Zachée son sens des responsabilités. L’atmosphère de méfiance qui règne dans nos sociétés aujourd’hui est à mes yeux le fruit de siècles de culpabilisation. Or, personne ne bouge, ne grandit, ne se responsabilise tant qu’on le soupçonne systématiquement du pire et qu’on ne s’attend à rien de bon de sa part. L’Évangile s’inscrit en faux contre le pessimisme désespérant dont on a plus tard affublé le christianisme. Jésus, lui, incarnait par toute sa manière d’être, sa conviction que chaque être humain a été créé capable de « répondre » à l’Autre, donc de devenir « responsable » (il s’agit de la même racine). Personne n’est par nature bon ou mauvais. C’est la bienveillance, et non la culpabilisation qui me sensibilise à ma liberté de dire « je » et d’agir en conséquence : il suffit d’un regard bienveillant sur mon être – quoi que j’aie pu faire, subir, ou laisser faire et je (re)commence à avoir envie de me responsabiliser. Pourquoi ne pas oser la bienveillance, juste pour voir si cela n’améliorerait pas le vivre-ensemble ?