14 mai 2024
point de vue

Contre la psychologisation en gestion

Article rédigé et signé avec Fabien De Geuser (ESCP Europe), paru dans le supplément IINDICES du journal L’Agefi de février 2014.

 

Contre la tendance psychologisante qui se développe en gestion depuis trois décennies déjà à l’ombre de la dénonciation d’une certaine rationalité managériale, il faut appeler au retour de la raison gestionnaire.

 

Les chercheurs en sciences humaines et sociales se sont attachés depuis longtemps déjà à remettre en cause l’hypothèse de rationalité du manager. Ils ont fait vaciller la statue du manager scientifique, raisonneur, rigoureux, qu’avaient contribué à construire les premiers penseurs du management. Le royaume de la raison managériale a vécu, semble-t-il, abattu par la rationalité limitée, le déterminisme culturel ou professionnel, les mimétismes et les phénomènes de mode. Le manager, autrefois si puissant, a cédé devant les coups portés par les thèses de nombreux auteur∙e∙s critiques. Le roi gestionnaire serait nu. La raison managériale s’efface. L’heure du désarroi managérial a sonné, celle des passions et des sentiments vient ensuite.

Le manager dérationalisé, fragilisé par sa blessure narcissique, accepte de plus en plus souvent comme un fait inéluctable la mort de sa rationalité et il va alors mobiliser des registres à celle-ci en tous points opposés. Le management devient alors un art, une rhétorique, une esthétique, un bon sens, etc., et les ressources dont il a besoin vont par conséquent se trouver du côté des sentiments, des affects, des valeurs… et non plus de la logique formelle. Quand la peur et le désarroi rencontrent l’irrationnel, on peut craindre le pire. Le manager devient un fou et le management une magie. C’est à cela qu’il faut s’opposer.

La dénonciation d’une certaine rationalité managériale n’équivaut en effet pas au rejet de toute forme de raison gestionnaire. Dire que les raisonnements de nos cadres sont parfaitement discutables n’implique pas qu’ils ne doivent plus raisonner. Il convient par conséquent de reconstruire un management réellement scientifique, rationnel au sens de la prépondérance d’une pensée réfléchie, consciente de ses limites mais rigoureuse, explicite et responsable dans ses postulats de causalité.

Pour cela nous proposons de dé-psychologiser le management. De plus en plus, les recherches comme les pratiques situent le métier du manager avant tout dans le registre des valeurs et de la subjectivité. Le manager doit mobiliser des subjectivités et des valeurs à travers des «techniques» regroupées principalement sous l’ombrelle du leadership. L’idée est donc de transformer les esprits, les modes de pensées, les sources de croyances,… à travers la manipulation des désirs et des valeurs des managés. Manipulation est à prendre au sens fort. Il y a manipulation car il y a tentative de transformation profonde des personnes, quelques fois sans qu’elles le souhaitent ou en soient conscientes. Le contrôle de gestion classique, avec son parfum suranné de structuro-fonctionnalisme et son ancrage dans l’héritage du management scientifique, visait aussi à modifier les comportements des personnes pour qu’ils aillent dans le sens de la stratégie avec ses objectifs négociés, ses primes à l’atteinte des objectifs; il visait aussi à transformer les comportements mais sans en passer par le tripotage des esprits, pourrait-on dire, que semble impliquer le leadership. Refusons au manager la responsabilité de s’attaquer à la psyché et acceptons de le limiter aux comportements.

Cette tendance à la psychologisation des questions managériales, en mobilisant une doxa probablement seulement pseudo-psychologique, a de plus amené le management à réintroduire en son sein un conflit des facultés que sa dimension profondément clinique lui avait évité jusque-là. En effet, les questions de gestion intégraient et intègrent vraisemblablement des dimensions anthropologiques variées: économiques, politiques, sociologiques, ergonomiques, psychologiques,… La mode psychologisante, en ramenant ces problèmes à une lecture unique, floute alors les autres dimensions. Le manager n’a plus alors d’appartenance de classe, de corps, de sociologie, d’environnement politique. Les egos se gonflent à mesure que disparaît le monde dans lequel ils se déploient.

Cela ne veut pas dire qu’il faut rejeter les approches de la psychologie mais, encore une fois, plutôt le faire scientifiquement en définissant l’épistémologie et la pratique de la science de gestion comme une discipline clinique qui mobilisera au gré des problèmes auxquels elle se confronte les facultés et les disciplines qui, opportunistiquement, lui seront nécessaire.