15 mai 2024
À quoi sert un économiste

La montée en puissance des économistes

À propos de l’ouvrage À quoi sert un économiste. Enquête sur les nouvelles technologies de gouvernement, de Mariana Heredia, éditions Les Empêcheurs de penser en rond, 2014, 246 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mars 2014.

Mariana Heredia, sociologue, enseigne aux universités de Buenos Aires et de San Martín.

M. Heredia en 5 dates:

  • 1973 : naissance à Buenos Aires.
  • 1998 : licence en Sociologie (en cinq ans) à l’Univ. de Buenos Aires.
  • 2007 : doctorat en sociologie à l’EHESS, Paris.
  • 2008 : chercheure au Conseil national de la recherche scientifique et technique du gouvernement argentin.
  • 2012-2013 : séjour de recherche à Columbia University (New York).

Interview:

Qu’abordez-vous dans votre ouvrage ?

Ce livre reconstruit l’histoire de la montée en puissance des économistes pour comprendre les transformations concomitantes des démocraties nationales et du capitalisme globalisé. Dans la première partie, je montre principalement l’apparition des économistes néolibéraux, leur rapprochement des entrepreneurs, des journalistes et des dirigeants politiques nationaux et internationaux dans le développement d’une offensive contre les États-providence. Je porte ensuite mon attention sur le mode d’emploi des économistes en politique. J’essaie de comprendre comment des fonctionnaires économiques, souvent soutenus par les organisations internationales, ont eu tendance à réduire les sociétés à de laboratoire de leur expérimentation.
Finalement, je m’intéresse aux conséquences de l’emprise des économistes sur le régime de représentation. Qu’est-ce que la démocratie quand les principales décisions sont déléguées aux experts et quand la logique marchande devient la réponse à plusieurs problématiques publiques ?

Vous utilisez le terme de « gouvernementalité » : qu’est-ce à dire ?

Je m’inscris dans une tradition d’auteurs (Michel Foucault ; Michel Callon et Bruno Latour, etc.) qui se sont intéressés aux dispositifs matériels qui structurent les rapports humains, invitant à une sociologie politique des sciences et des techniques. La notion de gouvernementalité, forgée par
Michel Foucault, permet de placer la montée en puissance des économistes dans une longue transition historique vers un exercice subtil et incitatif du pouvoir. Comme lui-même l’a reconnu par son intérêt dans l’œuvre de Gary Becker, l’économie occupe un rôle majeur dans ces nouvelles modalités d’exercice de la domination politique, en développant de nouvelles technologies de gouvernement. Cette discipline encourage en effet à la fois la prolifération de la richesse et l’autorégulation des marchés et des sujets. Contre une science politique qui se restreint aux systèmes politiques, la tradition foucaultienne nous rappelle qu’il y a d’autres manières de gouverner les hommes (souvent moins légales et moins physiques) dans lesquelles les professionnels jouent un rôle majeur. Ce faisant, cette tradition nous invite à faire une analyse du pouvoir au-delà des États ; une invitation particulièrement pertinente dans notre monde globalisé. Pour Foucault, l’agencement du désir est devenu un mécanisme plus efficace que la violence et les punitions. Quelque part, le néolibéralisme a voulu réaliser une vieille utopie libérale. Selon Pierre Rosanvallon, depuis la Révolution française, c’était évident que le retour à la religion comme fondement du lien social était impossible. Or, il a été bientôt indéniable que c’était très difficile de fonder un ordre sur la seule entente entre les hommes et le contrat social. Le marché est alors apparu comme un principe extérieur à la volonté générale promettant de fonder un ordre pacifique et prospère.

Finalement à quoi sert un économiste ?

Dans la mesure où nous pouvons aujourd’hui parler d’économiste au singulier, là où dans les années soixante nous aurions dû employer le pluriel, cette figure sert, d’abord, à attribuer toute l’autorité d’une discipline à son courant dominant. On le sait : dans un monde dans lequel la science a conquis une telle légitimité, l’accord parmi les savants laisse les profanes désarmés devant la puissance de « la » raison. Munis de cette autorité, l’économiste sert ensuite à produire des discours sur le social, aujourd’hui ces discours assimilent la société au marché et le marché à une réalité planétaire. Troisièmement, les économistes ne se limitent pas à justifier les vertus de l’ordre marchant et à clamer pour la libéralisation des forces spontanées du marché. Comme Pénélope, ils tissent le jour ce qu’ils ont défait la nuit. Les économistes servent ainsi à la construction d’un monde (comme ils disent, au niveau macro et micro-économique) axée sur l’utopie d’une coordination sociale vertueuse des vices privés. De cette manière, même s’ils ne sont pas issus d’une délibération publique et d’une décision politique, les dispositifs produits et agencés par les économistes structurent matériellement notre existence. L’influence de Milton Friedman et de Gary [membres de l’école de Chicago] est désormais moins perceptible dans les ouvrages classiques que dans la sophistication des procédures qui structurent les marchés financiers et qui encouragent la marchandisation toujours plus grande. Sa quatrième fonction revient à la première : par un processus d’économisation de notre monde, qui privatise les bénéfices et efface les responsables, les économistes contribuent au renforcement de la domination sociale et au disciplinement par exclusion des membres plus faibles de la société. Bref, comme d’autres technocrates du passé, mais en utilisant moins qu’eux la violence physique, les économistes contribuent à structurer l’ordre capitaliste et ce faisant, ils participent à la reproduction des rapports de pouvoir et souvent à la création de nouvelles inégalités.