14 mai 2024
point de vue

Critique de l’«holacratie»

Article paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi d’avril 2014.

 

Des modalités de management qui se prétendent révolutionnaires, émergent régulièrement. C’est par exemple le cas de l’holacratie. Véritable révolution ou ré-enchantement du management?

 

De nouvelles façons de gérer font régulièrement irruption dans le monde de l’entreprise. Depuis quelques années on évoque par exemple l’«holacratie» comme forme de management et d’organisation efficace et révolutionnaire. Plusieurs médias s’en sont fait l’écho récemment, notamment le Washington Post en début de cette année dans une version enthousiaste à la limite du dithyrambe1[1], et 24 heures il y a une quinzaine de jours dans une interprétation plus mesurée du phénomène[2]. L’objectif de ces quelques lignes est de situer l’apport et les limites de l’holacratie. D’abord, d’où vient le mot?

Le mot prend racine dans l’ouvrage d’Arthur Koestler Le Cheval dans la locomotive paru dans les années 60, opus dans lequel le génial auteur critiquait les maux de son époque et notamment tous les réductionnismes. Il critiquait aussi les bureaucraties sclérosés et iniques – l’union soviétique d’alors faisait autant d’émules que de repentis, dont Koestler. Celui-ci proposa le terme d’«holarchie» pour exprimer que, dans un système, des unités (des «holons») sont, de par leur autonomie ou leur indépendance, aptes à gérer des aléas sans devoir en référer à des autorités supérieures. Le terme d’«holacratie» a finalement recouvert celui d’«holarchie» pour articuler les parties vues comme des unités souples, dynamiques et évolutives, au tout.

L’holacratie comme avant elle la sociocratie renvoie à des aspects de coopération et d’adhésion et aussi à des aspects de coordination en termes de mécanismes de liaisons entre unités – précisément: les «liaisons leaders» censés coordonner les actions des différents cercles constituant une organisation donnée.

Devant la prétention de ses promoteurs à proposer une véritable révolution, me revient ce faisant en mémoire au tournant des années 80 et 90 la révolution annoncée du «reengineering» consistant en une remise à plat des processus de l’entreprise. C’était une époque où des gourous du management prétendaient faire danser les géants, soit les grandes entreprises. On pourrait citer de nombreux exemples aux prétentions révolutionnaires dans l’histoire du management moderne. Ce que l’on peut remarquer toujours, à travers les illustrations censées convaincre de la méthode, c’est qu’elles restent très en surface, utilisant des exemples plutôt simples. C’était le cas des ouvrages sur le reengineering et c’est également le cas de Zappos, entreprise citée en exemple dans l’article du Washington Post.

Les théories en économie des entreprises et des organisations «tressent» deux types d’approches depuis le tournant du 19è/20è s.: les premières en termes de rationalisation – depuis le taylorisme en passant par le toyotisme –, et les secondes – à l’instar des travaux des sociologues – en termes de coordination, de coopération et d’adhésion au (x) but(s) de l’entreprise. Or, nous sommes plus que jamais aujourd’hui dans un registre taylorien, preuve en est l’importance toujours grandissante des opérations de conception – en nombre de personnes – en amont de la mise en production effective de produits et de services. Ce dont les thuriféraires de l’holacratie semblent ne pas s’occuper.

En effet, l’idée de cette approche supposée révolutionnaire consiste à travailler l’efficacité de la production – remarquons que l’on n’évoque jamais dans ces modes managériales telles que l’holacratie les questions liées à la conception et à l’innovation où se jouent pourtant les défis les plus importants en termes d’organisation – et plus souples les structures – ce qui est louable. Les propositions de l’holacratie, dans la lignée de la sociocratie avant elle, porte au fond sur les aspects de participation – adhésion et coopération. Ses promoteurs en appellent aux approches sociotechniques notamment.

Si certains aspects de l’holacratie sont intéressants – participation des travailleurs et discussions autour des activités réelles – sans être profondément novateurs, tout y repose sur l’idée d’évolution. En-deçà de mécanismes de coordination et de liaison proposés – questions traditionnelles des théories du management et de l’organisation – et de l’énoncé naïf «supprimons les managers», il manque une théorie de l’autorité. Au lieu de cela, et c’est la caractéristique des modèles évolutionnistes, il faut et accompagner l’Évolution. En fait, l’holacratie propose une interprétation pauvre de la capacité des individus et des groupes à transformer leur environnement. Doit-on vraiment s’abandonner à une posture immanente alors même que seule la transcendance a permis de penser la liberté? C’est ici la critique la plus sérieuse de l’holacratie qui, comme tous les modèles évolutionnistes, retirent aux individus leurs capacités à transformer leur environnement.

[1] Elizabeth Tenety, «Zappos says goodbye to bosses», Washington Post du 3 janv. 2014.

[2] Laurent Buschini, «Une entreprise sans chefs? Des groupes le prônent. Mais ce n’est pas si simple», 24heures, supplt. Emploi du 17 avril 2014.