14 mai 2024
La dispute des économistes

Keynes, toujours vivant

À propos de l’ouvrage La dispute des économistes, de Gilles Raveaud, éditions Le Bord de l’eau, 2013, coll. 3e culture, 100 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, janvier 2013.

G. Raveaud en 5 dates:

  • 1973: naissance à Lyon.
  • 2000: co-fondation du Mouvement étudiant de réforme de l’enseignement de l’économie.
  • 2004: thèse de doctorat, « Économie politique de la stratégie européenne pour l’emploi ».
  • 2005-2007: post-doctorat à l’université Harvard.
  • 2007: chroniqueur associé à Alternatives économiques.

Perspective:

Gilles Raveaud enseigne l’économie à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8 – Saint-Denis.Comment se fait-il que les économistes se déchirent sur toutes les questions – chômage, dette, mondialisation, retraites, environnement –, alors que tous et toutes se réclament de la « science économique ». Ne disposent-ils pas d’instruments leur permettant d’apporter des réponses à ces questions si pressantes ? La thèse de l’ouvrage de Gilles Raveaud est que les économistes ne sont pas seulement limités par la complexité de la réalité ou par l’impossibilité de prévoir le futur. En fait, si les débats entre économistes sont si âpres, c’est parce qu’ils se représentent différemment l’économie… parfois sans même s’en rendre compte.

Interview:

Comment expliquer la domination persistante de la pensée libérale, que la crise avait pourtant remise en cause ?

La résistance de l’approche libérale tient d’abord au fait qu’elle est du côté des puissants, comme les grandes entreprises. Mais les choses ne sont pas si simples. Par exemple, les entreprises soutiennent les mesures qui les protègent de la concurrence, comme le protectionnisme. En réalité, si le libéralisme a la peau si dure, c’est surtout parce qu’il est ancré dans les têtes. C’est bien sûr le cas dans les prestigieuses universités, à l’OCDE, au FMI ou à la Commission européenne. Mais le mal est plus profond : bien des citoyens pensent que l’économie, c’est un grand marché, qu’il existe des « lois » de l’économie qui s’imposent à nous.

Existe-t-il selon vous des alternatives ?

Plein ! Il suffit de lire les économistes passés ou contemporains pour s’apercevoir de la richesse de la discipline. Pour ma part, j’ai retenu trois visions alternatives. Tout d’abord celle de John Maynard Keynes, pour qui le marché ne peut garantir le plein-emploi et peut par contre menacer la démocratie et la paix, comme dans les années 1930. Il faut donc que l’État intervienne pour organiser l’investissement et « euthanasier » les rentiers. Ensuite Karl Marx, qui critique le capitalisme pour son inefficacité (les gaspillages), son instabilité (les crises) et son caractère injuste (l’exploitation). Il s’agit alors de reconquérir les moyens de production, par le contrôle de la finance, l’autogestion des entreprises, et la nationalisation des secteurs-clés de l’économie. Enfin, une dernière approche, en rupture avec les trois précédentes, est celle de Karl Polanyi, qui propose de « ré-encastrer » l’économie, afin de la subordonner à nouveau aux besoins des hommes, de la société et de la nature.

Ces différentes approches s’excluent-elles ? Ou sont-elles complémentaires ?

Chacune de ces approches a quelque chose à nous apprendre. Ainsi, à propos de la crise actuelle, les libéraux soulignent que les taux d’intérêt ont été manipulés par les autorités américaines afin d’encourager l’endettement des ménages, avec les résultats que l’on sait. Les keynésiens soulignent de leur côté la stagnation des salaires, qui alimente le sous-investissement chronique des entreprises. Pour les marxistes, le facteur premier de la crise la mondialisation financière, qui exerce une pression insoutenable sur les entreprises et les salariés et conduit à la surproduction. Enfin, l’approche humaine et environnementale pointe que le mode de développement actuel épuise les ressources naturelles, dégrade la qualité des relations humaines, cause de multiples maladies…

Il est donc possible d’utiliser ces quatre représentations pour mieux comprendre un phénomène.

Cependant, à un niveau plus fondamental, chacune de ces représentations engage une vision du monde. Chacun de nous, du fait de l’éducation qu’il a reçue à l’école, en famille ou dans la presse, partage spontanément telle ou telle représentation (y compris d’autres que je n’ai pas retenues, comme les approches religieuses, féministes…). Ce n’est pas un problème, au contraire. Simplement, pour que la discussion soit possible, il faut que cette pluralité des représentations, ainsi que leur égale pertinence, soit reconnue.

Quelle issue possible à la crise actuelle selon vous ?

Keynes l’avait déjà dit : « La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, c’est d’échapper aux idées anciennes ». Le drame d’aujourd’hui, c’est que tous nos dirigeants sont prisonniers de cette vision du monde dépassée, le libéralisme.

Le changement de représentation est pourtant nécessaire. À court terme, nous devrions suivre Keynes sur la nécessaire redistribution des richesses et Marx sur le contrôle des secteurs fondamentaux de l’économie. Mais, plus fondamentalement, la voie à suivre nous est donnée par Karl Polanyi. L’économie doit redevenir vivable, dans tous les sens du terme. Et c’est possible ! Les expériences fourmillent de par le monde, des maisons de retraite autogérées aux monnaies locales, en passant par les circuits courts dans l’agriculture. Il suffit de le vouloir.