14 mai 2024
Une passion triste

Économie politique de l’envie

À propos de l’ouvrage L’envie. Essai sur une passion triste, d’Elena Pulcini, éditions Le Bord de l’eau, 2013, coll. Psychanalyse, sciences sociales et politique, 156 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, janvier 2013.

La philosophe italienne Elena Pulcini défend l’idée que les sociétés humaines recherchent toutes à contrecarrer les conséquences du véritable poisson que constitue l’« envie ». Cette passion peut devenir dévastatrice sur le plan du « vivre ensemble » si elle se métamorphose en « ressentiment ».

Ce qui nous vient probablement d’emblée à l’esprit lorsqu’est abordé le thème de l’« envie », c’est probablement l’idée que cette « passion triste » – comme la nomme et la qualifie, après d’autres, Elena Pulcini – est dans la théologie chrétienne l’un des sept pêchés capitaux. C’est possiblement aussi des réminiscences d’éventuels cours de philosophie ou de recherches curieuses en autodidacte. On revient à Aristote par exemple qui définissait l’envie comme « une peine causée par la prospérité d’autrui ». Une affection pour le moins perverse selon le Stagirite puisque l’envieux est attristé par quelque chose de positif et que, sans pitié, il se réjouit facilement des malheurs des autres. On le voit déjà, l’« envie » va à rebours des sentiments de miséricorde ou de sympathie. Lié à cette dernière notion, c’est encore le souvenir de probables leçons d’économie politique d’autrefois, avec la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, le fameux économiste classique –et, ne l’oublions pas, aussi et surtout moraliste ! – que nous renvoie l’« envie ».

Dans son ouvrage, Elena Pulcini pose la question de la vie en société en prenant la notion d’« envie » comme opérateur central. Sa thèse est à double détente : l’« envie » est un risque important pour le « vivre ensemble », surtout s’il se transforme en « ressentiment » ; chaque société tente de circonscrire le risque de dissolution des liens sociaux à sa morsure vénéneuse. C’est la raison pour laquelle les penseur∙e∙s en économie et autres sciences sociales se sont inquiété∙e∙s de cette passion. Que l’on se rappelle en économie, par exemple, les disputes nourries au 18e siècle entre Adam Smith et Bernard de Mandeville, auteur de La fable des abeilles. Mais il est plus ; loin dans le passé, on s’est toujours attaché à « gérer » cette question de morale et de justice.

Dans un premier chapitre en guise d’introduction, Pulcini nous offre une magistrale fresque de cette « passion sociale » – alors que la jalousie, nous rappelle l’auteure, est une « passion privée », comme du reste les autres pêchés capitaux. Elle convoque œuvres littéraires, picturales et philosophiques. Partout, l’on voit l’œil vénéneux de l’envieux, son regard torve, en bref le « mauvais œil » – « envie », nous rappelle l’auteure, vient de « in-videre » : regarder mal, regarder de travers. Parmi les œuvres philosophiques, une insistance est mise sur L’homme du ressentiment de Max Scheler – le ressentiment étant l’état violent de l’envie quand aucune autre passion ne s’y oppose – et sur la théorie du « désir mimétique » de René Girard comme moteur principal de la dynamique de l’envie : envier quelque chose à quelqu’un non pas par désir véritable pour l’objet, mais parce que l’autre le possède !

La visée d’Elena Pulcini est finalement de rendre compte de l’envie comme pathologie moderne, comme pathologie de l’égalité pour renvoyer au diagnostic d’Alexis de Tocqueville ici convoqué pour sa Démocratie en Amérique. Mais avant, notre auteure opère un détour de production pour comprendre la passion de l’envie depuis les Grecs, en passant par les temps chrétiens. Son souci est de saisir comment cette passion triste et potentiellement violente a été politiquement contrecarrée.

Une première partie regroupe deux chapitres consacrés, l’un au monde grec, l’autre au monde chrétien. C’est après Homère, précise Pulcini, que la question politique de l’envie va s’imposer, car la scène sociale se transforme avec la valorisation de l’individu et des pratiques démocratiques. L’envie, rappelle l’auteure, s’invite dans les récits de l’histoire, la littérature, la tragédie, où les Dieux en viennent à être envieux devant les mortels s’élevant trop et réussissant trop bien. Par leur envie et le châtiment qui s’en suit, les Dieux rappellent aux hommes la conscience de la limite. Sur le plan politique, des stratégies séculières sont mises en place en des institutions telles que l’ostracisme – bannissement hors de la vie publique pour dix ans des hommes trop puissants, voire même trop vertueux. L’auteure raconte en quelque sorte comment les Grecs avaient réussi à de freiner l’hybris
(c.-à-d. la démesure) et désamorcer l’envie. Au chapitre de la chrétienté, la réponse est marquée par une recherche de systématisation des péchés entre les quatrième et sixième siècles.

La seconde partie de l’ouvrage traite des mondes moderne et postmoderne, en commençant par des analyses de Hobbes, Rousseau, en passant par Smith et Mandeville, jusqu’au penseur∙e∙s d’aujourd’hui, essentiellement sociologues et philosophes. Et l’on voit le déroulement de notions pour rendre compte des figures de la démesure (hybris) dans ce passage d’une éthique héroïco aristocratique à une autre portée par un phénomène d’individualisation où émergent les notions-valeurs d’« amour-propre », d’« émulation »… Où un économiste comme Smith proposait pour sauver une certaine idée de la morale la notion de « sympathie » par exemple. Elena Pulcini analyse le monde d’aujourd’hui où « l’homme se voit réduit à la figure de l’homo œconomicus, le narcissisme postmoderne règne en maître. » Elle esquisse finalement des pistes face au germe de l’envie…