14 mai 2024
Tyrannie de l'évaluation

Critiques des méthodes d’évaluation à tout crin

À propos de l’ouvrage La tyrannie de l’évaluation, d’Angélique del Rey, éditions La Découverte, 2013, coll. Cahiers libres, 148 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2013.

Une philosophe tente de proposer des issues face aux effets pervers des techniques d’évaluation à tout crin qui se sont immiscées dans tous les recoins de nos sociétés, entreprises et organisations et se sont imposées comme un fait social total.

C’est à travers des études menées dans le domaine de l’enseignement qu’Angélique del Rey a été confrontée à la problématique de l’évaluation systématique des compétences acquises – en l’occurrence par les élèves –, sur des critères préétablis. C’est ainsi qu’elle a pu constater l’omniprésence des dites approches par les compétences dans l’éducation depuis les années quatre-vingt, partout en Europe et à tous les échelons de l’apprentissage, de l’école enfantine à l’université… et même après ! Angélique del Rey a été particulièrement marquée par la vision utilitariste de ces méthodes « basées compétences » dont elle a cherché à comprendre sur quoi elles étaient fondées.

C’est ainsi qu’elle découvrit que cet univers nouveau du marché des compétences trouvait son origine dans la théorie du « capital humain ». Découverte peu anodine assurément, dans la mesure où la fonction de l’éducation comme possibilité de création, d’appréhension des conflits, de possibilité de transformer la société… à la suite du mouvement des Lumières, se voit remplacée par celle de pur formatage à une vie moderne standardisée. Dans son récent opus, elle tente de faire le point sur ce que d’autres avaient titré la folie évaluatrice, s’attachant à mettre en relief la tyrannie que l’évaluation exerce dans tous les recoins des sociétés humaines.

Dans une première partie de son ouvrage, l’auteure montre d’abord que le monde de la gestion s’est imposé à en coloniser le monde vécu comme disent les philosophes, par essence critiques, depuis un siècle. Elle met en exergue l’idéologie de fond qui, selon elle, est liée à une économie cognitive dans laquelle le but de l’évaluation consiste à affirmer la déstabilisation socioprofessionnelle dès lors que les compétences tendent à se substituer aux qualifications. Cela, de sorte qu’« au lieu d’être un acte collectif (la collectivité transmet, éduque et forme à des métiers), elle se conçoit désormais comme un acte “individualiste” d’“investissement sur soi”, autrement dit sur ces “compétences”, matière du “capital humain” ». Sa réflexion renvoie très clairement ici au traitement individualisé des salariés où l’« on évalue quelqu’un […] sur “ce qu’il est” ».

Dorénavant, précise ensuite l’auteure, l’antique psyché humaine est séparée de son porteur, découpée en tranches de compétences… A. del Rey montre que l’évaluation touche à tous les secteurs de la société, notamment aux institutions publiques à travers notamment le New Public Management notamment, où, affirme-t-elle à travers une formule, la quantité totale a fini par remplacer la qualité totale ! Elle met au jour les effets pervers de ces méthodes dans divers domaines, dont celui de la recherche. Troisième temps de la première partie de l’ouvrage, l’auteure aborde la question de l’objectivité et ses conditions de possibilité : construction de catégories explicites et à visée universelle ; construction d’une « objectivité » des statistiques par la création d’espaces d’équivalence ; unification des territoires ; la normalité. C’est assurément le point d’orgue de l’ouvrage que cette critique des chiffres par le relevé des points aveugle que constitue la volonté de tout chiffrer. La statistique, rappelle-t-elle, est le mariage entre la science et l’État.

Dans une deuxième partie, del Rey explique, à travers la notion de pouvoir pensé par le philosophe Michel Foucault, comment l’idéologie de l’évaluation s’est imposée à tel point qu’elle exerce une domination complète sur les esprits et sur les corps. L’auteur du Panopticon lui-même, le penseur utilitariste anglais J. Bentham n’aurait sans doute jamais pu rêver forme de domination et de contrôle plus aboutie ! « Les nouveaux moyens de communication projettent l’intimité sur l’espace public, défaisant les contours de la “vie privée” : une transparence qui fait de l’évaluation un véritable mode d’être, diffus et “démocratique” », écrit l’auteure. Dans une attitude d’une soumission librement et parfaitement consentie, l’individu désire ainsi être évalué.

Vient alors la troisième partie du livre où, voulant dépasser la critique, Angélique del Rey s’efforce de proposer, puisque les effets pervers de l’évaluation à tout crin sont patents, d’autres formes d’évaluation. Car, on l’a bien compris, ce n’est pas à l’évaluation en tant que telle que s’en prend la philosophe, mais à la forme totale qu’elle a prise depuis la moitié du siècle précédent qu’elle associe à une « barbarie douce » dans la mesure où « le pouvoir se donne en quelque sorte un statut d’autorité démocratiquement acceptable » : « Il y a une domination d’autant plus perverse qu’elle prétend s’exercer au nom de la pure et simple objectivité, et d’autant plus tyrannique qu’elle prétend étendre son contrôle sur tous les aspects de la vie sociale et de la vie de l’esprit. »

L’intérêt de l’apport de l’auteure est de critiquer l’unidimensionnalisation à l’œuvre du point de vue du pouvoir et de celui de la singularité de l’individu, mais, aussi et surtout, du point de vue de la vie. L’auteure s’inscrit ainsi dans les pas de penseurs qui depuis le début du siècle s’attachent à penser la montée du processus de rationalisation du monde.