14 mai 2024
La préférence pour l'inégalité

Inégalités, fraternité…

À propos de l’ouvrage La préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, de François Dubet, éditions du Seuil, 2014, coll. La République des idées, 110 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, novembre 2014.

François Dubet, sociologue, est professeur à l’Université de Bordeaux et Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales. Membre du Centre Émile Durkheim, CNRS.

F. Dubet en 5 dates:

  • 1946: naissance.
  • 1969: 1974, naissance d’Anne et de Christine.
  • 1976: programme de recherche sur les mouvements sociaux avec Alain Touraine.
  • 1987: La galère (éd. du Seuil).
  • 1999: rapport sur la réforme du collège.

Interview:

Vous dites que nous sommes de moins en moins attachés à l’égalité concrète : que voulez-dire ?

Il semble que, dans nos sociétés démocratiques, nous soyons de plus en plus attachés à l’affirmation de l’égalité fondamentale de tous les individus ; les femmes et les minorités sont progressivement entrées dans cette égalité-là, celle des droits fondamentaux. Mais, au même moment et paradoxalement, nous observons depuis une trentaine d’années un creusement des inégalités sociales. Après quelques décennies de forte réduction des inégalités sociales, celles-ci s’accroissent de nouveau et elles ne semblent plus être une priorité. On explique généralement ce phénomène par les mutations de l’économie : mondialisation, financiarisation, mise en concurrence des États-providence. Or, cette analyse ne me semble pas toujours suffisante, car un grand nombre d’inégalités sociales découlent de nos pratiques. Non seulement chacun et chaque groupe défend ses propres intérêts et lutte contre ce qu’il perçoit comme un risque de déclassement, mais on refuse de plus en plus de « payer » pour les autres parce que nous ne nous en sentons plus solidaires et semblables alors que la solidarité repose implicitement sur l’idée que les autres nous sont nécessaires et qu’ils nous sont semblables.

Serions-nous définitivement passés de la solidarité à la moralité punitive ?

Pour une part, les liens de solidarité faiblissent parce que les systèmes économiques nationaux sont de moins en moins intégrés : par exemple, nos intérêts de consommateurs s’opposent souvent à nos intérêts de producteurs. Mais la solidarité repose aussi sur des imaginaires de fraternité qui se décomposent parfois quand les autres nous apparaissent comme des étrangers et surtout, quand nous sommes persuadés que les plus pauvres et les plus démunis méritent leur sort, comme c’est très largement le cas aux États-Unis où les inégalités explosent. C’est un des effets les plus surprenants de la croyance dans les vertus de la méritocratie comme manière de produire des inégalités justes : si nous croyons que nous sommes tous fondamentalement libres et égaux, celles et ceux qui ne réussissent pas peuvent être tenus responsables de leurs échecs et, dans ce cas, nous ne leur devons rien. Cet affaiblissement de la compassion à l’égard des plus faibles est bien mis en lumière par toutes les enquêtes. En même temps, ceux qui se sentent abandonnés par la société et la solidarité se replient sur eux-mêmes, ils en appellent à des solidarités exclusives, celles de la communauté des racines nationales, de la religion, de la région ou du village… Partout en Europe se déploient les mouvements et les votes que l’on appelle populistes, y compris dans les pays relativement protégés de la crise économique.

Comment produire de la solidarité de nos jours ?

Il nous faut d’abord rejeter les mauvaises réponses, celles qui veulent refonder les solidarités et les sentiments de fraternité contre les « autres » qu’il s’agisse des migrants, des autres pays, des diverses minorités culturelles et sexuelles… Mais ce refus ne suffit pas, car la solidarité est une construction politique et culturelle si nous acceptons le fait que nous ne retrouverons jamais les nations homogènes d’autrefois, les communautés religieuses hégémoniques, les États tout puissants et les économies nationales plus ou moins autarciques. Il nous reste donc à ouvrir plusieurs chantiers susceptibles de refonder les liens qui nous font désirer l’égalité sociale. En France, il faut d’abord élargir la démocratie et refonder la confiance, car il ne peut y avoir de solidarité quand les citoyens ne se reconnaissent pas dans ceux qui les représentent. En raison du poids des transferts sociaux qui limitent heureusement les inégalités, il importe de créer un minimum de transparence dans les mécanismes de transfert, de savoir « qui paie et qui reçoit » afin que personne ne se sente toujours grugé, soit par les riches, soit par les pauvres. Enfin, nous savons que nous allons vivre dans des sociétés nationales pluriculturelles et que le problème de la reconnaissance des différences y est essentiel. Mais la reconnaissance exige d’abord que nous soyons capables d’affirmer ce que nous avons en commun, et c’est l’attachement aux droits individuels et aux vertus civiques. Sans ces longs efforts, il sera difficile de résister à l’émiettement des solidarités et à l’accroissement des inégalités, même si, demain, la situation économique européenne s’améliore.