14 mai 2024
Le management désincarné

Homo dispositivus

À propos de l’ouvrage Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, de Marie-Anne Dujarier, éditions de la Découverte, 2015, coll. Les Cahiers Libres, 250 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, septembre 2015.

Une enquête sociologique analyse les effets de l’éloignement de plus en plus grand entre ceux censés penser et ceux censés exécuter et sont obligés de joindre l’inutile au désagréable.

On connaît le principe de l’homo œconomicus, sorte d’homoncule supposé fort d’une rationalité si puissante qu’il est supposé capable de prendre la décision d’entre toute la meilleure. L’économie classique le postulait pour se poser comme scientifique à l’instar des sciences dites à l’époque, parfois aujourd’hui encore par quelques mandarins, dures ou exactes. Telle notamment la physique capable de prédictions. Au fur et à mesure de l’importance des organisations au 20e s. de par leur nombre et leur complexité croissante dans les économies modernes, le besoin d’en décrire les fonctionnements plutôt que de prédire, faisait vaciller la rationalité posée comme omnipotente. Surgissait alors l’homo administrativus à la rationalité limitée par les insuffisances cognitives proprement humaines, liée aux autres agents économiques dans la prise de décision. On conçoit que la meilleure décision ne se prend pas en un instant où toutes les informations sont supposées connues, mais qu’elle est séquentielle et, puisqu’il faut bien un moment arrêter une décision, non plus la meilleure, mais la plus satisfaisante. Dans notre modernité tardive, les représentations de la rationalité se transforment au gré du processus de rationalisation du monde (Max Weber) et des crises de rationalisation industrielles (Frederik Taylor). Advient de façon irrésistible à notre représentation, l’homo dispositivus.

Nous sommes aujourd’hui entourés de « dispositifs », souligne Marie-Anne Dujarier, l’auteure du Management désincarné. Au reste, lecteur, il suffit d’observer les dispositifs – i-phone, etc. – qui cernent nos enfants et modifient leurs comportements pour comprendre ce dont il est question ici… Le terme de « dispositif », militaire, un brin abstrait, désigne, rappelle l’auteure, un « ensemble de moyens disposés conformément à un plan » ; permettant notamment de préparer des batailles dans le cas du militaire. « Importé dans les entreprises, le mot s’apparente au planning, à l’organisation détaillée de l’action avant qu’elle ait lieu et déterminée loin d’elle » ; l’auteure souligne que les pratiques managériales qui paraissent a priori si diverses, changeantes et aux noms souvent abscons renvoient à une régularité sociologique du point de vue de l’encadrement du travail. « La conception en plan de l’activité productive, précise Dujarier, est une contrainte derrière le foisonnement et l’agitation des “outils”, “techniques” et autres “démarches” managériales. » Un classement des différents dispositifs est avancé : dispositifs de finalité (les chiffres), de procédés (les process), d’enrôlement (les communications). Ainsi, dès le premier chapitre, l’auteur dessine la trame de fond de la scène organisationnelle contemporaine. Quatre autres chapitres formant la première partie du livre vont la préciser cette trame pour préparer la mise en scène d’acteurs qui ont pris une importance « inédite » dans l’encadrement du travail, à savoir les « planneurs », sujet de l’ouvrage : « Cet ouvrage propose d’étudier le travail des planneurs, en tant que producteurs des dispositifs qui encadrent aujourd’hui massivement l’activité. »

Depuis la réponse de Frederik Taylor – pensée déjà bien avant par un Charles Babbage – visant à déposséder les travailleurs artisans de leur savoir pour leur prescrire les façons rationnelles de procéder (division du travail), les opérations de prescription se détachent de celles d’exécution. Cette révolution n’a fait que se développer depuis plus d’un siècle. Les ergonomes analysent d’ailleurs l’écart qu’il y a entre le prescrit et le réel, entre la tâche et l’activité. Précisément, Dujarier leur emboite le pas et s’emploie à comprendre l’écart qu’il y a entre le travail des planneurs et celui des autres salariés, des opérationnels, des gens de métiers dont elle explique qu’ils sont obligés aujourd’hui de joindre l’inutile au désagréable.

Ainsi, des salariés ont pris une importance inédite dans l’encadrement du travail aujourd’hui. Consultants ou cadres de grandes organisations, les « planneurs », ont pour mandat d’améliorer la performance des organisations – publiques comme privées – au moyen de plans abstraits élaborés loin de ceux qu’ils sont censés encadrer. « Spécialisés en méthodes, ressources humaines, contrôle de gestion, stratégie, systèmes d’information, marketing, finances, conduite du changement, ils diffusent et adaptent des dispositifs standardisés qui ordonnent aux autres travailleurs ce qu’ils doivent faire, comment et pourquoi. Management par objectifs, benchmarking, évaluation, lean management, systèmes informatiques, etc., cadrent ainsi l’activité quotidienne des travailleurs. » « Ces dispositifs, dénonce l’auteure, instaurent un management désincarné que les salariés opérationnels jugent maladroit, voire “inhumain”. D’après leur expérience, il nuit autant à leur santé qu’à la qualité des produits et à la performance économique. Étonnamment, les planneurs et les dirigeants ne sont pas dupes de la situation. » On l’a compris, c’est à une sociologie des planneurs que sont consacrés les chapitres formant la seconde partie de l’ouvrage. Après avoir montré l’impossibilité de la mission des planneurs, de par leur distance topographique, temporelle, organisationnelle et de l’éloignement par rapport au travail réel, après avoir montré à travers des exemples probants ce qu’ils font réellement, elle va très concrètement analyser comment ces travailleurs s’en sortent malgré le manque de reconnaissance du travail de ces faiseurs et diffuseurs de ces dispositifs – reconnus ni des opérationnels ni de leur hiérarchie. Ne sont-ils pas en effet régulièrement accusés par les autres salariés de « planer » loin du travail réel. Marie-Anne Dujarier explique qu’ils doivent accomplir une mission qui peut sembler impossible et dépourvue de sens, et explique comment ils y parviennent malgré tout, non sans zèle. Pour s’en sortir, explique la sociologue, ils construisent un cadrage ludique sur leur tâche. Ils créent alors un “dedans”, “rigolo” où se tient le jeu, et un “dehors”, et un dehors à l’égard duquel ils semblent indifférents ».