14 mai 2024
Management humain

Gérer les RH autrement

À propos de l’ouvrage Management humain : pour une approche renouvelée de la GRH et du comportement organisationnel, de Laurent Taskin et Anne Dietrich, éditions De Boeck, 2016, coll. Manager RH, 256 pages, préface de Pierre-Yves Gomez.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2016.

A. Dietrich en 5 dates:

2004 : habilitation à Diriger des Recherches en sciences de Gestion.

2005 : comité de rédaction de la revue de sciences sociales Formation/Emploi du CEREQ.

2015 : professeure des Universités.

2015 : parution de Dérives et perspectives de la gestion, avec F. Pigeyre et C. Vercher-Chaptal.

L, Taskin en 5 dates:

  • 2004: publication de Télétravail, une vague silencieuse, avec Patricia Vendramin.
  • 2011: président de l’Institut des sciences du travail de l’UCL.
  • 2011: parution de Perspectives critiques en management : pour une gestion citoyenne, dirigé avec Matthieu de Nanteuil.
  • 2012: éditeur en chef de International Journal of Work Innovation.
  • 2016: parution de Critical Management Studies : Global voices and local accents, dirigé avec Chris Grey, Isabelle Huault et Véronique Perret.

Perspective:

Anne Dietrich, professeure à l’IAE, Université de Lille 1.

Laurent Taskin, professeur à l’Université catholique de Louvain (UCL).

Les cours de RH regroupent d’une part les aspects relationnels (cours de « Comportement organisationnel » la plupart du temps ou « Dynamique humaine de l’organisation » dans les Heg romandes) et, d’autre part, la gestion proprement dite des RH ou « GRH » (gestion des ressources humaines). Les auteurs du récent ouvrage Management humain proposent une vision critique de l’enseignement des RH en mettant en relief les limites de l’approche comportementale par trop instrumentale et de l’approche supposément stratégique de la GRH.

Interview:

Vous proposez un manuel critique : pourquoi ? Et en quoi l’est-il ?

Nous sommes partis d’un double constat largement connu et partagé, dénonçant les souffrances engendrées par le management de la performance et la soumission croissante du travail aux diktats de la logique financière. Le travailleur est vu comme une ressource dont il faut accroître la performance et réduire le coût. Cette approche instrumentale a déjà été dénoncée, mais les alternatives sont timides. Si les professionnels de la gestion clament leur souci du bien-être, ils n’agissent bien souvent qu’au nom de l’efficacité économique de court terme. En tant qu’enseignants-chercheurs soucieux des pratiques de management à venir de nos étudiants, nous avons pris le parti d’interroger les fondements des modèles de management RH les plus répandus, de les resituer dans leurs contextes d’émergence afin de juger de leur pertinence. Nous avons questionné la conception de l’Homme au travail sous-jacente à ces modèles, pratiques et théories de la GRH et du comportement organisationnel. L’idée, c’est ensuite, si l’on veut sortir d’un modèle et penser des alternatives, de changer de marmite et d’ingrédients, c’est-à-dire s’émanciper des cadres qui façonnent ces modèles. Nous montrons alors qu’ils ne se réduisent pas à de simples outils, mobilisables en toutes circonstances, et que, loin d’être neutres, ils véhiculent une conception de l’Homme au travail qui le réduit à une « personne-objet ». Nous proposons une autre vision, celle d’une « personne humaine » et revisitons les classiques de la GRH et du comportement organisationnel en les inscrivant dans une perspective humaniste.

Que reprochez-vous aux approches habituelles ?

Les modèles actuels sont inféodés à la recherche de performance financière à court terme et les pratiques de GRH s’inscrivent dans cette perspective. Du lean management à la gestion des espaces de travail, en passant par l’évaluation de la performance, les systèmes RH sont légitimes s’ils permettent d’accroître la productivité du travailleur. Or, ni le travail ni le travailleur ne se réduisent à quelques chiffres dans une colonne. Les managers ne sont pas des comptables. L’entreprise ne fonctionne pas sans le « don » quotidien des travailleurs et le travail réel ne se réduit pas à des critères de rentabilité imposés ex ante. Nous avons urgemment besoin d’autres modèles de management qui valorisent la singularité humaine et la diversité de ses ressources, favorisent la reconnaissance au travail et réconcilient les salariés avec ce qui fait sens pour eux : l’expertise, le métier, la relation de service… Certes, les propositions de modèles et d’outils ne manquent pas sur le marché du conseil en management : entreprise libérée, leadership rénové, management des talents… Mais force est de constater que derrière les discours, on met en cause les acteurs eux-mêmes en les invitant à changer de comportement et à entrer dans le moule attendu : coaching pour les managers afin de pallier l’éloignement des services RH – mais on n’interroge guère les conditions nécessaires à l’exercice d’un tel rôle – ; prise en charge de soi et capacité de résilience pour les individus, mais des pratiques de recrutement de plus en plus élitistes et des exigences croissantes parfois contradictoires qui justifient des pratiques discriminantes.

Quel est le fond philosophique ou moral de votre approche ?

Le terreau dans lequel nous avons puisé l’essence de notre critique est celui des perspectives critiques en management. Il s’agit d’un courant de recherche qui s’est développé dans les écoles de gestion, nourrie de disciplines multiples, promouvant un être réflexif, capable de s’émanciper de la domination de la logique froide des chiffres. De ce courant, nous avons nourri une proposition qui réhabilite l’humain et le travail et s’attache à contextualiser les pratiques de GRH, à remettre le travail, l’expertise professionnelle et le travailleur au centre de la GRH et qui propose que ses finalités soient la production de reconnaissance et de sens au travail. Notre inspiration devient humaniste lorsque nous affirmons qu’en poursuivant un tel dessein, le manager devient bienveillant. Cela nous conduit à considérer la responsabilité des enseignements de management dans la perpétuation de ces cadres de pensée. Ils entretiennent en effet une forme de standardisation des connaissances et des pratiques qui favorisent la production et la perpétuation de modèles universels, bien souvent datés et décontextualisés.