14 mai 2024
Sept pères du calcul écrit

Fiat calculus

À propos de l’ouvrage Sept pères du calcul écrit. Des chiffres romains aux chiffres arabes : 799 – 1202 – 1619, de Jérôme Gavin et Alain Schärlig, éditions des PUPR / Presses polytechniques et universitaires romandes, 2018, 146 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, décembre 2018.

J. Gavin et Alain Schärlig en 2 fois 5 dates:

  • 1955, 1993: maturité classique pour l’un, scientifique pour l’autre, à Genève.
  • 1961, 1998: licence en mathématiques, à l’Université de Genève.
  • 2012: coécriture de « Longtemps avant l’algèbre : la fausse position ».
  • 2014: coécriture de « Sur les doigts jusqu’à 9999 ».
  • 2018: coécriture de « Sept pères du calcul écrit ».

Perspective:

Jérôme Gavin est professeur de mathématiques au collège Voltaire à Genève. Alain Schärlig est professeur honoraire de l’Université de Lausanne.

Cet ouvrage est le troisième des ouvrages écrits par J. Gavin et A. Schärlig. Ils nous y rappellent que jusqu’aux débuts de la Renaissance, les commerçants dans nos contrées ne pouvaient pas effectuer de calcul par écrit. Et pour cause, ils utilisaient les chiffres romains et étaient ainsi obligés de recourir à une table de compte pour y représenter leurs montants par des jetons, qu’ils déplaçaient sur des lignes ou dans des colonnes. C’est l’introduction des chiffres arabes qui a tout changé, permettant non seulement de poser et calculer des additions, mais de permettre le développement du « calcul élémentaire ». Ainsi, insistent Gavin et Schärlig, si l’on sait écrire dans nos contrées depuis la nuit des temps, on ne sait calculer par écrit que depuis quelques siècles seulement !

Dans leur ouvrage, ils nous emmènent chez sept pères du calcul écrit pour les sortir de l’oubli. Entrez dans ce livre : Alcuin, Léonard de Pise, Nicolas Chuquet, Johann Widmann, Luca Pacioli, Adam Ries, Robert
Recorde, Johann Rudolff von Graffenried !

Parmi les apports de nos deux auteurs, signalons leur souci de ne pas plaquer une grille d’analyse pour lire des œuvres du passé. Cette « faute » est fréquente. Par exemple, certains philosophes contemporains peuvent utiliser une grille d’analyse d’un système philosophique récent pour interpréter une philosophie antique. Cette faute anachronique, nos deux auteurs ne la commettent pas. Mieux, ils s’en expliquent d’emblée.

Interview:

De quoi parle votre livre ?

Il parle des quelques audacieux qui ont révolutionné le calcul en Europe il y a quelques siècles. Contre vents et marées, et chacun dans sa langue, ils ont proposé d’utiliser les chiffres arabes au lieu des chiffres romains, ce qui permettait de faire les calculs par écrit. Une révolution.

Pouvez-vous préciser ?

Jusqu’autour de l’an 1500, on écrivait les nombres en chiffres romains, qui ne permettaient pas de faire un calcul. Il fallait donc utiliser un plateau, ou une table gravée, sur lequel on représentait les nombres par des jetons, qu’on déplaçait selon diverses règles jusqu’à ce qu’ils représentent le résultat. Et c’était très lourd. La photo montre à quoi nous avons échappé.

Avec la numération en chiffres arabes, arrivée au 13e siècle avec
Léonard de Pise, mais restée longtemps confidentielle, on pouvait en revanche faire un calcul par écrit, facilement et rapidement. C’est ce qu’ont voulu faire connaître les auteurs que nous avons choisis, en profitant de l’apparition de l’imprimerie. Selon le pays, ils ont publié leur livre à la fin du 15e siècle ou pendant le 16e.

Vous vouliez éviter le risque anachronique. Pouvez-vous en dire plus ?

La vision qu’ont les gens de l’histoire du calcul, nous l’avons souvent constaté, est parfois altérée par des éléments de leur présent. Un exemple : aujourd’hui, l’utilisation massive d’une nouvelle technologie peut très rapidement devenir la norme. Certains imaginent alors qu’il en a été de même pour le nouveau calcul, mais ce n’est pas du tout le cas : il a fallu de nombreux siècles pour qu’il s’impose. Autre exemple : la résolution de problème. Parce qu’on utilise aujourd’hui l’algèbre pour résoudre un problème, on imagine en voyant ce même problème dans un vieux manuscrit que nos pères du calcul faisaient de même ; et ce n’est pas vrai non plus.

Nous avons appelé cela le syndrome du rétroviseur, une image que nous avons inventée. Si on regarde ce qu’il y a derrière la voiture (le passé) en utilisant un rétroviseur, on prend le risque de voir un petit bout de nous même dans un coin du miroir. Pour l’éviter, il suffit de se retourner, et de regarder directement ; c’est ce que notre livre veut permettre au lecteur de faire.

Est-il bien raisonnable de s’intéresser à tout cela, alors que plusieurs nouveaux champs mathématiques ont été inventés depuis le début du 20e siècle ?

C’est à nos yeux fondamental. Savoir d’où l’on vient permet de mieux comprendre où l’on va. Nous utilisons ces chiffres et le nouveau calcul tous les jours, constamment, et pourtant nous ne connaissons pas ceux qui ont rendu cela possible.

En quoi ce livre peut-il être utile à de jeunes élèves ?

Il permet de valoriser des manières différentes de penser. De nombreux élèves se croient obligés de penser directement comme l’enseignant le souhaite ; avec notre livre, ils devraient pouvoir se dire qu’ils ont le droit d’envisager les choses autrement. Cela ne les empêchera pas par la suite de revenir dans le droit chemin.

Et l’expérience montre qu’ils reproduisent souvent intuitivement des méthodes qui ont largement été utilisées et valorisées par le passé. En être conscient est rassurant. « Ce que je fais, les pères du calcul l’ont fait, donc je ne suis pas si bête que ça ».