14 mai 2024
line perdersen

Enjeux de la sortie des addictions

À propos de l’ouvrage Expertises et addictions: Les trajectoires de «sortie» à l’épreuve des savoirs professionnels et expérientiels, de Line Pedersen, éditions L’Harmattan, coll. Conception et dynamique des organisations, série Publi-Thèses, 326 pages, préface de Dominique Jacques-Jouvenot, ISBN 978-2-343-16173-0

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2019.

Line Pedersen, sociologue, enseigne actuellement à l’Université de Fribourg à la Chaire de travail social et politiques sociales.

L. Pedersen en 5 dates:
  • 1983: naissance à Faxe, Danemark.
  • 2011: docteure en sociologie à l’Université de Franche-Comté, Besançon.
  • 2015: enseignante en sociologie à l’Université de Franche-Comté.
  • 2016: collaboratrice-lectrice au département de travail social et politiques sociales à l’Université de Fribourg.
  • 2019: parution de mon premier livre «Expertises et addictions».
Perspective:

Line Pedersen appréhende la sortie des addictions aux produits psychoactifs. Elle propose une analyse des enjeux autour de la définition de l’addiction elle-même et la manière d’en sortir. Elle entend saisir ce qui se joue entre savoirs professionnels et savoirs expérientiels dans la construction morale et sociale d’une trajectoire de déprise.

Interview:

Votre recherche porte sur la «sortie» des addictions: pourquoi?

Peu d’ouvrages traitent directement de cette question d’un point de vue sociologique. La plupart du temps, lorsque l’on parle des sorties d’addiction, peu importe le produit, l’approche par l’abstinence est systématiquement convoquée. Je me suis donc questionnée sur cette unique focale et j’ai voulu voir si à côté de cette voie valorisée par la sphère médicale, il n’existait pas d’autres manières de «s’en sortir». Ceci étant d’autant plus intéressant que le domaine des addictions est traversé par des désaccords sur le mode de traitement de l’addiction: est-ce que c’est une maladie du cerveau? Une fragilité psychologique? Est-ce dû à l’influence des pairs? À une faiblesse ou un manque de volonté? Malgré les avancées des neurosciences sur les mécanismes cérébraux à l’œuvre dans les phénomènes de dépendance, il n’y a toujours pas de consensus sur ce qui définit une addiction et sur la manière de la traiter.

Quel est l’intérêt de traiter cette question sous l’angle de «l’expertise»?

Le changement récent pour la notion d’addiction, qui remplace les termes auparavant mobilisés comme l’alcoolisme ou la toxicomanie, n’est pas seulement sémantique, mais fait bouger les frontières institutionnelles, professionnelles et politiques. C’est dans ce mouvement que nous pouvons observer la redistribution des frontières de l’expertise en addictologie, c’est-à-dire le réagencement des rapports entre savoir et pouvoir dans le domaine. Le dispositif le plus répandu et le plus spécialisé dans le traitement des addictions, ce sont en France les centres spécialisés (CSAPA), qui sont des institutions pluridisciplinaires œuvrant à la fois dans le soin, l’accompagnement et la prévention des addictions. Néanmoins, un autre acteur collectif intervient également, mais qui n’est pas directement organisé par l’action publique ni représenté par des professionnels du soin: les groupes d’entraide – dont le plus connu est les Alcooliques Anonymes. Le postulat de base est que les besoins des dépendants sont mal pris en compte par les institutions. Ces deux entités de prise en charge sont en lutte symbolique pour la bonne définition et sur les fondements de la sortie d’une addiction. Le principal désaccord porte sur la place des produits psychoactifs une fois le parcours de sortie engagé: abstinence totale ou consommation régulée? Ces litiges sont sous-tendus par une question qui semble taboue au sein des politiques publiques de lutte contre les addictions: apprendre à gérer sa consommation.

Qu’avez-vous voulu comprendre plus précisément?

En confrontant une compétence professionnelle (les addictologues, les psychiatres, etc.) et une expertise profane comme par exemple les anciens alcooliques ou toxicomanes, je voulais étudier la manière dont les personnes s’accordent ou non sur l’accompagnement, l’aide, le soin des personnes aux prises avec des produits psychoactifs. La distinction expert-profane est habituellement employée pour donner sens à la frontière entre un savoir légitime professionnel et des personnes sans titre reconnu officiellement mais porteuses d’une expérience «de l’intérieur». Il semble ainsi plus juste de parler de savoir expérientiel, une certaine légitimité étant liée à l’expérience vécue et non pas à un diplôme ou un statut professionnel. Mais, nous avons pu aussi observer que la légitimité expérientielle ne va pas de soi et n’est pas reconnue par tous et partout.

Quel est le lien entre la sortie des addictions et ces différentes formes d’accompagnement?

La sortie des addictions est conceptualisée dans cette recherche en termes de trajectoires de «déprise». Ce terme renvoie à l’idée d’un processus, fait de tâtonnements, d’adaptation et de résistance aux contraintes sociales, morales et institutionnelles pour s’en sortir. Ce processus n’est jamais définitif, c’est un perpétuel mouvement d’aller-retour entre consommations, phases d’abstinence totale et rechutes. Il est certain qu’il y a une concordance entre la sortie sous forme d’abstinence totale et le passage par les groupes d’entraide. Néanmoins, une résistance à cet idéal peut exister en référence à la liberté de consommer de manière ad hoc même si les personnes sont alors tiraillées entre un choix de meilleure conduite pour soi et une jouissance que procurent les produits. De la même manière, on peut noter chez les personnes qui s’adressent plus particulièrement aux centres de soins spécialisés, une forme de déprise qui reconnait le plaisir tout en restant dans un contrôle de ses consommations. Les trajectoires de déprise se bricolent ainsi non seulement selon les ressources à disposition mais aussi largement en référence à des systèmes de normes et de valeurs que les entités de prise en charge participent à produire.