14 mai 2024
On n'a pas tout essayé

Revirement de doctrine

À propos de l’ouvrage On n’a pas tout essayé ! de Gilles Raveaud, éditions du Seuil, 2018, coll. Sciences humaines, 300 pages.

Compte-rendu effectué avec Calin Ionescu, paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, novembre 2018.

Il n’y a pas d’alternative aux politiques néolibérales, entend-on souvent, comme pour rappeler la fameuse phrase claquant des lèvres de Margaret Thatcher : “There is no alternative!” (connue sous le sigle TINA). Au contraire !, prétend l’économiste Gilles Raveaud pour qui il est non seulement possible d’emprunter une autre voie face à des idées qu’il juge mortifères, mais il convient encore de s’y atteler urgemment. Notre auteur propose en quelque sorte de se réveiller d’un long sommeil dogmatique. Voici en résumé son appel argumentatif :

« Si vous plongez dans les travaux de recherche des économistes, dans les gros rapports des institutions internationales, voici ce qui ressort : il y a trop d’inégalités, trop de finance, les salaires ne progressent pas assez, il faut plus d’investissements publics, lutter contre les paradis fiscaux et promouvoir la lutte contre le changement climatique ! Le libéralisme économique a perdu la bataille intellectuelle. Il peut perdre la bataille politique. Une mondialisation régulée, c’est possible, une finance au service de l’économie aussi. L’Europe n’empêche pas les politiques nationales : la France peut développer sa propre politique industrielle, faire reculer le chômage, réduire les inégalités, sortir du «tout croissance». Et pas besoin d’en passer par le rejet de l’autre, comme Trump, ou par le rejet de l’Europe, comme avec le Brexit. On peut, aujourd’hui, suivre une voie progressiste et écologique sans sortir de la mondialisation ou de l’Europe. »

L’économiste a écrit son livre avec l’idée de répondre à une hypothétique consultation d’un gouvernement de gauche en France qui lui demanderait : que faire ? Il l’a réalisé sous la forme d’une « modeste proposition », à l’instar de l’opus publié par ses collègues S. Holland, J. Galbraith et J. Varoufakis (qu’il a traduit) à propos de l’Europe (Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro, 2014). L’idée de « modestie » revient à ne pas vouloir changer les institutions, mais à entrevoir pourtant des actions alternatives (pour Raveaud, conduire des politiques macroéconomiques). Précisons aussi que l’intérêt de l’auteur renvoie à la question sociale aux inégalités aujourd’hui criantes, et donc la nécessaire redistribution des richesses.

Dans son ouvrage, l’économiste livre un corpus de travaux qui donnent les armes intellectuelles pour définir la voie qu’il préconise. Des auteurs comme le français Thomas Piketty pour ce qui ressort de la redistribution des richesses, comme le Sud-Coréen Ha-Joon Chang ou le Turc Dani
Rodrik pour les questions de développement (et la nécessaire transition protectionniste permettant le développement) vont, avec d’autres, permettre à G. Raveaud d’étayer son propos dix chapitres où est d’emblée posée la fatidique question : l’économie pour qui ?

En nous livrant ici un plaidoyer à dessein, très bien documenté, engagé et résolument humaniste, Gilles Raveaud tente de faire naître chez le lecteur ce sentiment, dont l’auteur est probablement lui-même habité, de la nécessaire urgence du changement. Force est de constater que grâce à un discours factuel, accessible, dépourvu de fioritures, vulgarisateur, bien que parfois trop pédagogique, qu’il y parvient fort bien. La crise mondiale de 2007/2008 ayant fortement marqué les esprits, même jusque dans les rangs des irréductibles récalcitrants, a fait apparaître un terreau propice aux discours prônant la bienveillante idée du « plus jamais cela ».

In fine, si l’on peut vivement reprocher quelque chose à l’ouvrage de Gilles Raveaud, c’est d’avoir eu l’outrecuidance dogmatique de partir du postulat que « le modèle libéral a échoué ». Cette prise de position, assumée dès la première ligne de l’ouvrage, qui ouvre sur une citation bien connue de Karl Polanyi, est sans doute trop doctrinaire, et limite de ce fait la portée de l’ensemble de l’écrit, par ailleurs fort instructif. Si sous la plume de Karl Polanyi, de tels propos rédigés en 1944 font preuve d’une lucidité prophétiquement visionnaire, comme par ailleurs, ceux défendus presque un siècle auparavant par un autre Karl, il convient de s’interroger sur leur pertinence en ce début de XXIe siècle. Prétendre à l’échec du libéralisme, ou encore à sa non-existence chez Polanyi, c’est occulter totalement les fabuleux progrès qu’il a permis à l’Humanité d’accomplir ces deux derniers siècles. D’un point de vue humaniste, un enfant qui ne meurt plus à la naissance et dont l’espérance de vie, dans un nombre grandissant d’endroits dans le monde, atteint ou dépasse les cent ans, ne peut pas être considéré comme un échec. Intellectuellement, il aurait été moins clivant de prétendre que le libéralisme a probablement vécu, sans insister sur nécessairement sur l’échec.

Pour cela, il convenait de rappeler que toute doctrine économique, comme politique d’ailleurs, s’inscrit dans une époque et des circonstances particulières qui lui permettent de voir le jour et de se développer. Pour le libéralisme, ça a été le XIXe et le XXe siècle. Durant ce millénaire, nombre de circonstances semblent réunies, pour qu’inévitablement il cède sa place, rendu délétère, à un nouveau système économique, prenant en compte la dimension écologique comme insiste G. Raveaud, restant entièrement à définir.

Dans un monde qui à juste titre, se préoccupe et s’interroge sur son devenir, l’ouvrage de Gilles Raveaud a le mérite de rappeler bon nombre de pistes existantes et, se faisant, apporter sa contribution à une mouvance émergente que probablement plus rien n’arrêtera : celle de l’inéluctable changement de paradigmes politiques et économiques de nos sociétés. Si les repères proposés ne seront pas nécessairement du goût de tous, il n’en demeure pas moins, que lorsqu’un écrit contribue à éclairer son lecteur, il en devient nécessaire.