14 mai 2024
point de vue

Éloge de la recherche-action, en mémoire de Chris Argyris

Article en mémoire du professeur de Harvard, auteur de la notion d’«apprentissage organisationnel» qui avait accepté de présider le programme master «Management des organisation et Développement du capital humain» porté avec Philippe Laurent à la Heg Arc. Paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi de décembre 2013.

 

D’aucuns considèrent que les sciences de gestion se définissent par ses sous-disciplines – comptabilité, finance, marketing, stratégie,… –, d’autres estiment qu’elles se définissent plutôt par l’emprunt des moindres de leurs concepts et de leurs méthodes aux sciences humaines et sociales – économie, sociologie, ethnologie, sciences cognitives,… –, d’autres encore s’attachent à rendre compte de questions liées à la coordination et à l’action collective – les deux talons d’Achille des théories du management et de l’organisation. Dans ce dernier groupe faisaient partie des auteur∙e∙s considéré∙e∙s comme des «classiques», notamment Chris Argyris, professeur émérite à l’Université de Harvard, disparu le 17 novembre à un peu plus de nonante ans, paisiblement nous assure-t-on.

Chris Argyris est un grand nom dans le domaine du management et de la théorie de l’organisation, connu essentiellement à travers la notion d’«apprentissage organisationnel» qu’il a popularisée, avec les notions de changement en simple et en double boucle («simple loop» et «double loop»). Rappelons rapidement de quoi il est question. Le changement en «simple boucle» est en quelque sorte une prise en compte de la nécessité de changer, sans toutefois que l’on remette en question les bases de pensée sur lesquels s’appuient nos actions. Au contraire du changement en «double boucle» qui suppose que non seulement on s’est adapté à une situation nouvelle donnée mais que, de surcroît, on en a profité pour remettre en question les fondements de nos façons de penser et d’agir. En bref, un changement en «double boucle» revient à un changement de régulation, autrement dit au passage d’une régulation vers une autre régulation, en bref un changement abouti.

Argyris s’inscrit dans une lignée, celle ouverte par Kurt Lewin dans les années 1940 dont il partage la conviction que le rôle d’un académique est de participer aux changements. Dans un entretien paru dans L’Agefi en 1998, il disait ceci: «… il est en effet nécessaire de concilier exigences académiques et managériales. Une “bonne” recherche est celle qui permet d’apporter des réponses aux problèmes et, ce faisant, conduit à tester la robustesse du cadre théorique utilisé. Dans cette perspective, le chercheur doit produire un savoir “actionnable” qui se distingue du savoir pratique. Pour se faire, il doit spécifier les actions qui engendreront les conséquences attendues. Dans Savoir pour agir, je propose un savoir actionnable qui permet de surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel»1.

Si l’on veut fonder la gestion en théorie, il faut donc se tourner du côté de l’épistémologie de l’action par opposition à celle de la connaissance ou, du moins, trouver une épistémologie de la connaissance actionnable, pour reprendre les termes de Chris Argyris2. Et puis, il faut encore s’interroger sur le type de statut des connaissances émises par les chercheurs en gestion, sachant que, quelque soit la connaissance produite, il y a nécessairement une tension vers l’action, et que, en conséquence, le chercheur ne saurait revendiquer quelque neutralité que ce soit.

C’est dans cette logique qu’avec des collègues nous œuvrons, défendant dans le sillage permis par Lewin et Argyris notamment, une posture de recherche-intervention, c’est-à-dire une méthodologie de recherche en accord avec la théorie des processus de transformation organisationnelle que nous épousons (1) en assumant une participation au processus de prescription d’une nouvelle organisation, tout en considérant qu’il s’agit d’un processus de conception très spécifique, (2) en mobilisant les analyses de jeux d’acteurs et des dynamiques identitaires pour anticiper autant que possible les comportements d’acteurs et aider à piloter le changement.

Mais pour revenir à Chris, je me souviens de l’amitié qu’il m’avait faite en acceptant de présider le master en RH intitulé «Management des organisations et Développement du capital humain» qu’avec mon ex-collègue Philippe Laurent nous avions mis sur pied en 2006 à la HEG Arc. Merci à vous pour les quelques rencontres et votre confiance!

1 Entretien réalisé par Bertrand Moingeon dans L’Agefi en 1998.

2 Chris Argyris, 2003, «L’implémentation des compétences-clés: Le point de vue de la théorie de l’action», dans A. M. Guénette, M. Rossi et J.-C. Sardas, Compétences et connaissances dans les organisations, éd. de la SEES, Lausanne, 2003, 280p.