14 mai 2024
De la forteresse des Alpes

Dé-tricotage, de la cohésion au délitement

À propos de l’ouvrage De la « Forteresse des Alpes » à la valeur actionnariale, de Thomas David, André Mach, Martin Lüpold et Gerhard Schnyder, éditions Seismo, 2015, 500 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, juin 2015

Quatre auteurs offrent un éclairage historique des enjeux liés à la gouvernance d’entreprise en Suisse de 1880 à 2010.

La gouvernance d’entreprise est devenue depuis les années nonante un des sujets prégnants en matière économique. Un sujet d’autant plus grave que les chocs provoqués par différents scandales à l’échelle nationale – que l’on pense aux faillites de fleurons de l’économie suisse ou aux scandales de rémunérations de dirigeant∙e∙s –, ont mis en émoi un pays peuplé d’habitant∙e∙s se sentant jusqu’alors, sinon élu∙e∙s, au moins protégé∙e∙s grâce à un tissu économique et social « tricoté serré » selon l’usuelle expression québécoise. C’est d’ailleurs ce que montrent les auteurs de l’ouvrage dont on rend compte ici. La gouvernance d’entreprise a été relativement stable jusqu’aux années mille neuf cent quatre-vingt, soit pendant une centaine d’années. Cette stabilité consolidait la perception vue de l’étranger d’une Helvétie véritable forteresse. Il n’était en effet pas aisé, de par la constitution des conseils d’administration et la cohésion de l’ensemble, de prendre part au capital d’entreprises suisses.

Les choses ont changé et il était devenu ces dernières années urgent de comprendre pourquoi et comment nous devenions un pays presque comme les autres. Nécessité ardente de faire le point, d’appréhender les mouvements qui ont conduit à ce qu’un peu partout dans la société l’on pressente une redistribution drastique des rapports de domination sur la scène économique et financière. Malheureusement, si nous disposions d’études et analyses intéressantes sur les conseils d’administration et leurs compositions, elles étaient partielles et ne plongeaient pas dans un passé suffisamment lointain que l’on puisse vraiment saisir le mouvement de l’Histoire. Tout justement, le récent ouvrage de Thomas David et ses collègues vient combler ce vide de perspective historique pour nous permettre de comprendre l’évolution de la gouvernance d’entreprise dans un temps long. Une recherche pluridisciplinaire soutenue par le Fonds national de la recherche l’a permis, des historiens et des sociologues prêtant main-forte aux économistes.

Au début de leur étude, les auteurs pointent en guise d’exergues deux points de vue différents sur la place de l’actionnariat. La première reprend une position de l’Union suisse du commerce et de l’industrie qui énonce en 1928 : « Une tendance explicite à favoriser l’actionnaire individuel au détriment des organes de la société doit être considérée comme particulièrement dangereuse, sans pour autant que l’actionnaire individuel ait beaucoup à y gagner. » Place est faite ici davantage aux organes de direction plutôt qu’à l’actionnariat. En 2002, soit septante années plus tard, Economiesuisse déclare au contraire : « Le gouvernement d’entreprise désigne l’ensemble des principes qui, tout en maintenant la capacité de décision et l’efficacité, visent à instaurer au plus haut niveau de l’entreprise, dans l’intérêt des actionnaires, la transparence et un rapport équilibré entre les tâches de direction et de contrôle. » La position de l’actionnaire devenait ainsi clairement affirmée, au détriment de celles des organes de direction.

Ainsi, jusqu’aux années nonante les élites patronales étaient hostiles à l’accroissement du pouvoir actionnarial défendent les auteurs de l’ouvrage De la « Forteresse des Alpes » à la valeur actionnariale qui s’attachent précisément à comprendre ce changement. Deux parties le constituent, la première analysant la période allant de 1880 à 1985 et la seconde de 1985 à 2010. Dans la première partie, deux dimensions interdépendantes de la gouvernance d’entreprise sont prises en compte. D’une part, les réformes du cadre réglementaire, avec la révision du Droit des Sociétés dans les années vingt et trente – il sera révisé en 1991 – et l’affirmation du caractère suisse des firmes dans les années cinquante. D’autre part, le changement de politique des firmes avec des interconnexions entre les conseils d’administration de plus en plus fortes jusqu’aux années quatre-vingt du siècle dernier puis leur délitement à partir de ces années, mettant fin à l’étroite coordination et à la cohésion des élites économiques et juridiques. Les transformations radicales du modèle de la « forteresse des Alpes » au cours des vingt-cinq dernières années, l’ont été sous l’effet de « la libéralisation des marchés financiers et de l’affirmation de nouveaux acteurs, investisseurs institutionnels et raiders notamment. Cette redéfinition de la gouvernance d’entreprise, dès lors davantage orientée vers la satisfaction des actionnaires, s’est accompagnée d’une transformation du profil des élites économiques ».

Cet ouvrage devrait intéresser toute personne désirant comprendre le monde économique et juridique en Suisse et ses transformations opérées tout au long du siècle dernier, tout particulièrement au cours des trois décennies dernières. Comprendre le déclin du réseau d’actionnaires qui s’était mis en place au siècle dernier et les raisons de son délitement sous les coups de boutoir de la valeur actionnariale et de la théorie de l’agence sur laquelle les auteurs offrent un regard critique. Comprendre la situation en termes juridiques, la particularité étant qu’en Suisse le Droit entérine les pratiques, contrairement à ce qui se passe dans d’autres contextes nationaux où il peut les modifier. Dernièrement, si l’on suit les analyses des auteurs, on s’aperçoit que les normes peuvent se substituer au droit, comme c’est le cas au travers des codes de bonnes pratiques. On retiendra pour notre part tout particulièrement les raisons sociologiques qui ont amené des acteurs que tout pourrait opposer – patronaux et syndicaux –, à participer au nom d’un souci de transparence au renforcement démesuré du pouvoir actionnarial. Sans doute, cette étude robuste devrait être suivie d’autres études portant sur les réseaux de diffusion idéologiques et pourquoi pas sur la contestation d’un point de vue juridique fautif visant à laisser croire que les entreprises appartiennent aux actionnaires !