14 mai 2024
modèles financiers

À Wall Street comme dans la vie

À propos de l’ouvrage Models. Behaving. Badly: Why  Confusing Illusion with Reality Can Lead to Disaster, on Wall Street and in Life, de Emanuel Derman, éditions John Wiley & Sons, 2011, 240 pages

Compte-rendu paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en janvier 2012, p. 4.

Physicien et homme de grande culture, Emanuel Derman est reconnu pour ses travaux sur la finance moderne. Il livre ses réflexions dans ce récent ouvrage d’où semble se dégager un parfum de pessimisme.

Il semble que l’on se construise tous ou peu s’en faut un scénario de vie relativement tôt dans l’existence. Cela est en tout cas vrai pour ce qui concerne Emanuel Derman qui, tout jeune, voulait devenir un physicien à l’image des plus grands. Physicien, il est devenu comme il le raconte dans son premier ouvrage «grand-public» paru en 2004: My Life as A Quant: Reflections on Physics and Finance. Physicien en science appliquée en quelque sorte, qui a mis ses talents au service du monde des techniques financières. Dans la première partie de son premier ouvrage, il raconte sa trajectoire de chercheur à laquelle il a mis fin quand il s’est rendu compte de ses limites, quand il s’est rendu compte qu’il ne pourrait jamais devenir l’équivalent des plus grands scientifiques de la physique. À défaut d’être le nouvel Einstein, Derman a alors réussi à devenir l’un des plus brillants ingénieurs financiers des salles de marché. Point d’inflexion. Sa trajectoire prend alors de la vitesse, l’homme intégrant le monde des affaires à travers l’informatique d’abord et de la finance ensuite. Dans la seconde partie de l’ouvrage, il retrace sa vie de scientifique du marché boursier, autrement dit de «Quant». L’auteur est en effet de ces ingénieurs financiers que l’on dit des «quanti» (pour «quantativistes») et qui utilisent des modèles mathématiques et physiques dont Wall Street a raffolé. Un modèle connu porte d’ailleurs en partie son nom : le modèle de «Black-Derman-Toy» utilisé en finance dans le domaine des produits dérivés en l’occurrence. Derman deviendra professeur universitaire dans le domaine financier dans la première partie des années deux mille.

Dans son récent ouvrage, il mène une réflexion sur les modèles, leurs utilisations et leurs limites. Pourquoi, interroge-t-il, les banquiers ont-ils encore une telle foi dans ces modèles et les utilisent-ils toujours alors même que par eux tant de crises ont été engendrées? S’ils se leurrent, pense l’auteur, c’est parce que ces outils reposent sur le modèle de la physique duquel la finance se différencie pourtant en ce qu’elle implique des êtres humains. Autrement dit, quel que soit la sophistication mathématique de ces modèles, ils ne résisteront pas… Si l’on peut en effet croire qu’en physique l’on pourra un jour peut-être décrire la réalité ou comme disait Bacon, faire avouer à la nature tous ses secrets, il faut bien admettre qu’en finance, les modèles peuvent dans le meilleur des cas qu’approcher la réalité. Ainsi, assène Derman, quand nous construisons un modèle en prenant en compte des êtres humains, il y a toujours une résistance. L’auteur file volontiers la métaphore en prenant l’exemple du chausson de vair de Cendrillon que chausse le pied de Javotte, sa demi-sœur, non sans obligation de le lui limer. Mais Derman recourt aussi aux exemples humains qui ont marqué sa vie, de l’Afrique du Sud où il est né et a grandi, lieu d’oppression, ou de l’expérience des Kibboutz comme non-lieu, comme utopie. La modélisation en matière économique suggère-t-il, est susceptible de conduire à des catastrophes. Que les banquiers se détachent donc, invite-t-il, de la toute-puissance de ces modèles!

C’est aussi à la philosophie et à la littérature que recourt l’auteur. Derman évoque les théories de philosophes, notamment celle d’Arthur Schopenhauer et de Baruch Spinoza. Et c’est à la Lolita de l’écrivain russe Dimitri Nabokov qu’il fait encore référence. On passe de la finance à la culture et c’est peut-être là tout l’intérêt de l’ouvrage de Derman, c’est sans doute la partie la plus touchante de l’ouvrage que ce souci de se consoler, finalement! Quelques mots sur les personnages historiques évoqués pour comprendre le parfum de la consolation de Derman. Le monde, pour Schopenhauer, est produit de notre volonté et notre représentation, il est «vouloir être» et nous constituons le monde sur ce vouloir-être. Brutalement dit, il est une vaste illusion qu’aucune objectivité ne caractérise. Du point de vue du philosophe allemand, la volonté est en effet ce qui nous empêche d’accéder au monde et il faudrait idéalement la dépasser pour arriver au non-vouloir… Se dégage ainsi, sous la haine de la volonté, une certaine haine de la vie, comme le remarquait Friedrich Nietzche ou en tout cas un profond pessimisme. Il en va tout autrement avec Spinoza pour lequel entre Dieu et la Nature, il n’y a pas d’écart, Dieu n’étant rien d’autre que l’auto-déploiement nécessaire de lui-même selon les lois de sa nature. On a dans la pensée du hollandais une philosophie de l’affirmation où la passivité a trait à la tristesse et l’activité à la joie, sans aucune négativité. Et puis Nabokov et sa Lolita…: un homme, professeur d’une cinquantaine d’années s’entiche d’une «nymphette» à se perdre dans une furie érotique qui va le détruire (cf. l’adaptation au cinéma de Kubrick qui exprime bien l’œuvre).

Après m’être efforcé de donner quelques clés de lecture de cet ouvrage exemplaire et passionnant et laisser penser les contradictions qui traversent son auteur, j’ai bien envie de citer la dernière phrase de l’ouvrage Les Mots de Jean-Paul Sartre: reste finalement «un homme qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.»

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