14 mai 2024
La violence en institution

L’institution comme lieu de conflictualité et de négociation

À propos de l’ouvrage La violence en institution. Situations critiques et significations, de Rémi Casanova et Sébastien Pesce, éditions des Presses universitaires de Rennes, 2015, 245 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2015.

Les débats sur la violence en institution se multiplient, drainant et entretenant deux mythes. Le premier résulte d’une psychologisation à outrance de la violence, ce qui ne manque pas de réduire l’analyse des causes à la seule responsabilité individuelle. Le second décrit quant à lui les institutions comme des entités stables et durables qui auraient parfaitement fonctionné depuis la nuit des temps… jusqu’à ce que des dérèglements sociétaux ne les transforment en victimes impuissantes de violences dont elles ne sauraient être la cause. Dans leur ouvrage, Rémi Casanova et Sébastien Pesce s’emploient précisément à déconstruire ces deux façons de voir, ces deux représentations.

Pour cela, ils développent une analyse situationnelle d’une violence pensée comme un effet de contexte par lequel les agencements entre sujets, organisations et valeurs, viennent se heurter ; comme autant de « rencontres ratées » que l’on peut prévenir pour autant que l’on repense l’institution comme un environnement symbolique complexe au sein duquel les significations jouent un rôle déterminant. « La violence, écrit S. Pesce dans l’introduction, est le résultat d’une ‘construction situationnelle’, elle prend sens dans des situations qui la déterminent, elle s’inscrit dans des réseaux de significations, même si ces manifestations prennent la forme de gestes et de paroles qui contreviennent aux normes. Penser que l’institution, soudainement, doit faire face à des violences surgies de nulle part, venant perturber l’harmonie d’une mer d’huile, est une erreur ».

Les auteurs parlent de violence institutionnelle plutôt que violence au travail. Dans des contextes de services, d’accueil pédagogique, de formation… il y a bien sûr des gens au travail, mais pour bien des personnes, il s’agit aussi de contextes de vie. Ce parti pris est la marque des tenants de l’analyse institutionnelle, l’institution étant un ensemble de règles, de normes, de valeurs, de relations et de rapports de force. On l’a compris, les auteurs critiquent la réduction de l’institution à un phénomène relativement stable, avec des règles stables, des modes d’organisation stable, où la moindre crise et le moindre questionnement seraient la fin du monde, la remise en question de l’institution même. Ils défendent au contraire l’idée que les institutions évoluent et que les tensions font partie du jeu institutionnel normal. Autre critique de la part de nos auteurs, celle de la violence institutionnelle qui serait réduite à la violence des professionnel∙le∙s contre les usagers. La plupart du temps, en effet, lorsque l’on parle de violence institutionnelle, on évoque des professionnel∙le∙s qui agressent des usagers, par exemple la maltraitance de personnes âgées par des professionnelles dans des maisons de retraite. Quoique pour nos auteurs, ce type de problème est crucial, il ne recouvre cependant pas toute la violence institutionnelle. Ce que défendent Casanova et Pesce, c’est qu’en matière de violence institutionnelle il existe des situations violentes, par exemple des situations violentes d’ambiance ou des violences liées à des non-fonctionnements, mais dans lesquelles il n’y a pas nécessairement un acteur agressant un autre acteur ou un usager agressant un professionnel ou inversement. Certaines institutions entretiennent une certaine violence, de par leurs modes d’organisation, leur fonctionnement et leurs procédures, et sont productrices de violence pour tous les acteurs.

L’ouvrage de R. Casanova et S. Pesce s’inscrit dans la perspective de travaux élaborés dans le champ de l’analyse organisationnelle et de l’intervention socioclinique qui ont proposé dans les années 1960 de repenser la façon de décrire les institutions. Traditionnellement, on les décrit comme des organisations – l’école en général, l’hôpital en général, la prison, etc. – autrement dit, du point de vue de l’« institué », c’est-à-dire de tout ce qui est organisé, inamovible. Ce type de représentation et de problématisation de la violence ne met plus au centre de l’analyse l’institution finalement, mais seulement l’organisation. C’est pourquoi les tenants de l’analyse institutionnelle ont proposé de penser l’institution plutôt comme un processus porté par l’ensemble des acteurs qui interviennent, usagers, professionnels de structures proches ou partenaires de l’institution. Tel est le point de repère de l’ensemble des travaux constituant le volume, comme un fond commun partagé, le discours n’étant par ailleurs en rien monolithique.

Dix contributions éclairent cette problématique. D’entrée, Pierre Delion se penche sur la violence des origines, avant que Rémi Casanova n’explore la question de la violence au prisme du phénomène du bouc émissaire. Cinq textes suivants ont pour point commun de se pencher sur la question de l’école, chacun∙e des auteur∙e∙s interrogeant « la manière dont le jeu des significations, l’assignation d’intentions, l’imposition de places particulières aux acteurs de l’institution, contribuent à, voire constituent pleinement la situation violente (…) » (Myriam Abramovay et Jacques Pain,
Sébastien Pesce, Pierre Périer, Stéphanie Rubi, Eirick Prairat). Deux textes analysent des formes interindividuelles de violence en institution (Claudine Moïse et Marie-Laure Gamet, David Le Breton). Au final, des contributions qui éclairent la problématique de la violence : à travers l’exploration du champ scolaire, des violences sexuelles, de massacres scolaires, des usages du courrier électronique, etc., mais aussi les questions de la déontologie enseignante et de la violence originelle, des mythes fondateurs des institutions et de la figure du bouc émissaire. Dans la conclusion, Rémi Casanova offre une synthèse et une typologie de violences institutionnelles.