16 mai 2024
Un homme comme vous

Critique de la raison sécuritaire

À propos de l’ouvrage Un homme comme vous. Essai sur l’humanité de la folie, de Patrick Coupechoux, éditions du Seuil, 2014, 480 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, janvier 2014.

La folie constitue le miroir grossissant du fonctionnement social défend Patrick Coupechoux qui critique précisément la façon dont sont traités les fous dans nos sociétés modernes marquées par le tout sécuritaire.

Le monde contemporain est fortement marqué par des accents sécuritaires. Cette tonalité ne cesse en effet de s’affirmer, avec des conséquences sur tous les aspects de la vie sociale et notamment sur la place que l’on accorde à la question de la folie. P. Coupechoux consacre précisément son travail à l’histoire de la psychiatrie. Dans la veine humaniste d’un Érasme de Rotterdam, il effectue d’une certaine façon aussi un éloge de la folie, posant en l’occurrence qu’elle n’est pas seulement une maladie, mais d’abord une existence. Elle renvoie, selon lui, à un sujet et ne saurait être réduite à un dysfonctionnement du cerveau comme on le fait aujourd’hui trop souvent. Ce qu’il y a de gênant à la considérer uniquement comme une maladie, défend l’auteur, c’est de ne plus voir la façon dont elle interroge le monde. « Le fait psychiatrique n’est jamais que la représentation hyperbolique, caricaturale ou dramatique, de ce qui se passe dans l’ensemble d’une société », écrit-il en citant un psychiatre. Avant de mettre en exergue la critique de Patrick Coupechoux de la situation contemporaine, considérons l’économie de son propos.

L’ouvrage est divisé en cinq parties. La première, intitulée « Comme un bruit blanc », est consacrée à la psychose avec la perte d’identité qui la constitue et les délires que l’accompagnent. L’auteur se base sur la pratique du grand psychiatre italien Gaetano Benedetti dont l’idée fondamentale est que les psychoses « font partie, même si c’est sur un mode tragique, de l’individualité de l’homme et nous aide à comprendre celui-ci, à l’inverse le patient contribue, s’il y a partage, à notre propre individuation. » Rappelons, en passant, qu’un quart d’entre nous connaîtrait dans sa vie des troubles d’ordre mentaux. C’est à un voyage au bout de ces troubles que nous conduit l’auteur. Comme pour nous humaniser, car il faut dire qu’aujourd’hui, on n’utilise plus vraiment aujourd’hui le terme de folie, lui préférant d’autres vocables comme celui de schizophrénie notamment. Ce glissement sémantique, voire cet effacement, ne dit rien qui vaille à l’auteur pour qui, rappelons-le, la folie est d’abord et avant tout une existence, un sujet.

La deuxième partie de l’ouvrage est intitulée « Ségrégation ». Elle met en exergue deux principaux opérateurs comme on dirait aujourd’hui, qui le constitue : l’asile et l’aliénation. Coupechoux revient précisément ici à l’enfermement asilaire il y a plus de trois siècles, phénomène auquel le philosophe Michel Foucault avait consacré ses analyses en parlant du « grand enfermement » et en expliquant que celui-ci a été du à la différence de plus en plus forte entre les fous et les gens « normaux » qui les mettaient alors le plus loin d’eux. Rappelons que d’autres auteurs ont au contraire expliqué cette mise à l’écart par le fait qu’avec le développement du processus démocratique et de l’individualisme, la différence entre le fou et l’homme supposé normal tend à s’estomper ; celui-ci devenant de plus en plus fragile finit par avoir peur de l’autre à laquelle sa propre fragilité résonne, et l’enferme. Cette partie du livre traite donc de l’asile et de l’aliéné, objet plutôt que sujet.

La troisième partie est celle de la « Rébellion » face au tout asilaire. L’auteur reprend les apports permis par des poètes et des littéraires pour poser la question de la folie d’un point anthropologique. Pour montrer même, à l’instar du travail de Karl Jaspers, le lien entre folie et créativité – le philosophe évoque le peintre Van Gogh et le littérateur August Strindberg. À cette époque de remise en question, explique Coupechoux, les réflexions des spécialistes de la folie, qu’ils soient tenants de l’organiciste, de la psychogenèse ou de la sociogenèse, vont permettre d’appréhender la folie comme un sujet. Advient alors une période que l’auteur relate dans une quatrième partie intitulée « Révolution » qui renvoie au processus de désaliénation. Le désaliénisme repose, rappelle-t-il, sur la volonté de mettre le sujet sur le devant de la scène. Difficilement tant il est vrai que les « comportements aliénatoires sont ancrés en nous et s’insinuent à notre insu : il n’est pas simple de considérer Monsieur Untel, schizophrène, comme une personne. Ils montrent aussi combien ces comportements, qui peuvent aller jusqu’au rejet, relèvent d’une longue histoire, combien ils sont enracinés dans notre culture et donc difficiles à combattre ». Dans la cinquième et dernière partie, l’auteur en vient à la situation actuelle qu’il analyse, décortique, critique.

De nos jours, on ne parle plus de psychiatrie, mais de santé mentale, ce changement favorisant, selon l’auteur, la création d’un individu de marché, adaptable et sans prise réelle sur les choses. L’évolution décrite suivrait la ligne suivante : avec l’asile on enferme ; ensuite vient un temps où l’on permet aux personnes d’exister à l’extérieur ; enfin, on en vient à la période actuelle caractérisée par la notion de santé mentale, où l’on gère des populations. Une société de contrôle en somme. En même temps, explique l’auteur, on abandonne le soin. « Notre monde considère désormais l’individu comme une pure ressource humaine, et pas seulement au sein de l’entreprise, mais dans la société tout entière, sa valeur étant graduée […]. » Il reprend la remarque d’une ministre française qui s’exprimait ainsi : « Un habitant sur quatre souffre de troubles mentaux. Que se passe-t-il si nous mettons entre parenthèses un quart de notre potentiel de ressources humaines ? Nous nous disqualifions totalement de la compétition économique. » N’est-ce pas ainsi l’être humain qui tout simplement disparaît ? questionne P. Coupechoux pour qui l’économie de la folie renvoie à une question éminemment politique.