14 mai 2024
Les Narcisse

Narcisse en complet veston comme en jean et basket

À propos de l’ouvrage Les Narcisse : Ils ont pris le pouvoir, de Marie-France Hirigoyen, éditions La Découverte, 2019, 240 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mars 2019.

M.-F. Hirigoyen en 5 dates :

  • Mai 1948: naissance.
  • 1968: parution d’un ouvrage sur la violence faite aux femmes.
  • Sept. 1998: publication de Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien.
  • 2008: parution de Les nouvelles solitudes en éd. de poche.
  • 2018: fin de l’écriture du manuscrit Les Narcisse (parution mars 2019).

Perspective:

Marie-France Hirigoyen est docteur en médecine, psychiatre, psychanalyste et victimologue. Elle a participé en France à l’élaboration de la loi sur le harcèlement moral au travail et à la modification de la loi sur la violence dans le couple. Elle a essentiellement centré ses recherches sur la violence psychologique.

Pour un Narcisse, explique-t-elle, l’autre existe en tant que miroir, mais pas en tant qu’individu. Coque vide, il cherche à faire illusion pour masquer son vide. N’ayant pas de substance, il va se « brancher » sur d’autres et, comme une sangsue, essayer d’aspirer leurs vies. Étant incapable de relation véritable, il ne peut le faire que dans un registre « pervers », de malignité destructrice.

L’auteure a dessiné l’idéal type du pervers narcissique dans son livre à succès paru en 1998 permettant d’en contrer les agissements. Elle poursuit son travail en affinant les traits typiques des Narcisse.

Interview:

Vous faites la différence entre le narcissisme sain et celui pathologique? Pouvez-vous expliquer ?

À une époque où il faut se mettre en avant pour exister socialement et professionnellement, il est important d’établir une distinction entre les traits narcissiques acceptables qui permettent d’être à l’aise dans la société et le trouble de la personnalité narcissique (TPN). Rechercher le pouvoir et le succès n’est pas pathologique à condition de garder un regard critique sur soi-même et si l’ambition n’empêche pas d’établir des relations harmonieuses avec l’entourage. Le narcissisme n’est pas en soi une pathologie, c’est seulement l’excès qui peut l’être. Le narcissisme sain, par un regard bienveillant sur soi-même, permet de développer ses talents et d’accepter ses fragilités et ses failles. En revanche, les individus présentant un trouble de la personnalité narcissique sont tellement centrés sur eux-mêmes que l’autre n’existe à leurs yeux que s’il vient les valoriser. Ils sont incapables de relations vraies.

Selon la théorie freudienne, l’enfant passe par un stade de narcissisme primaire où il est centré sur lui-même et ne fait pas la distinction entre lui et les autres. Puis, petit à petit, il prend conscience de l’extérieur, expérimente et revient sur lui-même, en enrichissant à chaque fois sa personnalité: c’est le narcissisme secondaire. Les Narcisse grandioses sont restés à la première phase du narcissisme où seul compte le moi. Ils n’ont pas franchi la phase secondaire qui nous humanise, nous nuance, nous permet de nous remettre en question.

Votre ouvrage porte sur les dérives du monde moderne, n’est-ce pas ? Qu’apporte le regard sociologique à la psychiatre ?

Nous assistons actuellement à un changement anthropologique. Notre monde de performance et de consommation a centré les individus sur eux-mêmes et ils sont incontestablement devenus plus narcissiques. Les avancées technologiques, avec leurs promesses de progrès infini, ont encouragé des rêves grandioses d’omnipotence et ont modifié nos limites, la façon dont nous communiquons et créons des liens. Comme le disait Durkheim, la personnalité est «l’individu socialisé». La culture d’une société influe sur le psychisme et les traits de personnalité des individus qui la composent et vice et versa. Or on est passé d’une culture paternaliste fondée sur des renoncements nécessaires et favorisant l’apparition de névroses à une culture basée sur la liberté de l’individu et l’intolérance à la frustration, ce qui favorise les décompensations des fragilités narcissiques.

Les psychiatres ont été au premier plan pour recevoir les personnes souffrant de ce changement de société, car la mondialisation a induit une perte de repères pour les plus vulnérables. Ils souffrent d’une chute d’estime de soi, se sentent méprisés, humiliés par les élites. Partout on voit monter la solitude, les addictions, les inégalités et le refus de l’autre. Sur les lieux de travail, la transformation du management a fragilisé les individus amenant le burn-out, le harcèlement moral et sexuel et d’autres souffrances liées au manque de sens.

Comment contrer l’ascension qui paraît inexorable des Narcisse ?

Ce qui importe avant tout c’est de les repérer et de les dénoncer, surtout dans les organisations. Il faut refuser leurs abus et ne pas entrer avec eux dans des jeux de pouvoir. Notons qu’émerge maintenant, surtout chez les jeunes et les femmes, un regard critique, plus observateur et offensif à l’égard de ces Narcisse. Des réactions se dessinent, depuis « MeToo » et l’affaire Weinstein, ou la ligue du LOL, un certain nombre de Narcisse sont tombés de leur piédestal.

Au niveau individuel, il faudrait refuser la performance qui n’a pas de sens, le toujours plus sans fin et, enfin, accepter ses fragilités. En somme, être assez fort pour être vulnérable. Quand on a une bonne estime de soi, on n’a pas besoin de se rehausser aux dépens des autres.