14 mai 2024
émotions et shs

Émotions et travail

À propos de l’ouvrage Émotions, travail et sciences sociales dirigé par Régine Bercot, Aurélie Jeantet et Albena Tcholakova, éditions Octarès, 198 pages, 33 francs ISBN 978-2-366-30122-9

Paru dans le supplément INDICES de l’Agefi, janvier 2022.

INTRODUCTION:

Les émotions au travail sont peu prises en compte et quand cela est le cas elles sont instrumentalisées de façon gestionnaire. Pour les auteures de cet ouvrage, la prise en compte des émotions devrait permettre de mieux analyser les dynamiques au travail. La pluralité des chapitres vise à répondre théoriquement et concrètement à la question en montrant que les émotions dialoguent avec le sens du travail et son organisation, impulsent ou réduisent les potentiels d’action. Rencontre avec l’une des auteures:

INTERVIEW:

Comment prendre en compte les émotions dans le monde du travail?

En général, lorsqu’on étudie le monde du travail, on s’intéresse aux relations sociales à l’intérieur de l’entreprise ou de l’institution étudiée, aux rapports de pouvoir, aux conditions de travail etc. Traditionnellement les sociologues mettent à jour les faits qui ancrent l’analyse dans la réalité tangible: le cadre institutionnel, organisationnel et matériel. Ils s’intéressent aux objectifs chiffrés, et à ceux concernant le service et sa qualité, les conditions de mise en œuvre, les activités, les sources d’information… Les relations ont toujours fait l’objet d’une attention particulière qu’il s’agisse des relations sociales liées à la construction des syndicats et à la représentativité, des relations entre groupes sociaux ou des relations au sein de groupes de travail. L’ouvrage que nous avons bâti met en lumière l’importance et la dimension incontournable des émotions. Nous avons réuni le point de vue de spécialistes appartenant à différentes disciplines (sociologie, histoire, psychiatrie, psycho-dynamique du travail) pour éclairer cette dimension encore insuffisamment travaillée. Les sociologues entre autres disciplines cherchent à comprendre les actions des acteurs. Mais on ne peut pas, pour cela, prendre uniquement en compte ce qu’ils énoncent car on négligerait tout ce qui est considéré comme allant de soi(les formes de jugement ordinaires).

Quelle y est précisément la place faite aux émotions?

Les émotions ne sont pas qu’individuelles, elles sont sociales, elles apparaissent tantôt légitimes, tantôt non. Ainsi, on accepte plus facilement l’autorité d’un homme que celle d’une femme. On accepte qu’une femme livre une émotion et pleure alors que ce sera considéré inacceptable pour un homme.

On constate que les émotions sont couramment instrumentalisées dans l’entreprise. Ainsi, dans le contexte du service en «front office», on demandera au salarié de faire fi de son ressenti et de ses émotions ; indépendamment de sa vie hors travail et de ses humeurs du moment, son sourire et sa disponibilité seront requises. S’il ne parvient pas à faire ce qu’Hochschild nomme le travail émotionnel, ses compétences seront remises en cause. Dans bien des cas l’organisation génère problèmes et émotions chez les salariés en individualisant la responsabilité.

Les régimes d’émotion autorisés et leur régulation diffèrent aussi selon les mondes sociaux. Chez des policiers et militaires, certaines émotions telles la peur, la pitié sont considérées comme des faiblesses susceptibles d’affaiblir le groupe et le mettre en danger. Symétriquement, on constate dans de nombreux métiers de l’éducation ou du soin l’existence de normes de comportement pour mettre à distance les sentiments que l’on ressent. Taire ses émotions (son dégoût, sa colère, son ressentiment…) permet de mieux servir le patient ou l’élève. Cependant ces émotions cohabitent dans tous nos comportements. Aux individus de s’en débrouiller, de les travailler pour les dominer. Cela revient souvent pour les organisations à renvoyer leur gestion au niveau individuel.

Comment les intégrer dans les collectifs du travail?

La prise en compte des émotions dans le fonctionnement des collectifs de travail est loin d’être routinière. Les émotions sont parfois prises en compte suite à un événement traumatisant. On a vu aussi se mettre en place de manière exceptionnelle des accompagnements individuels et collectifs lors d’évènements traumatisants dans les établissements scolaires ou lorsque un risque industriel majeur fait des dégâts importants. Elle existe de manière pérenne dans des services de soignants. Ainsi Michel Castra montre comment des régulations sont mises en place dans les services de soins palliatifs, pour faire s’exprimer les émotions, les accompagner ; le collectif des salariés devient alors une aide. Ceci comme nous l’indiquons en conclusion de l’ouvrage, suppose une construction collective s’appuyant sur un état d’esprit bienveillant des collectifs et une disponibilité aux autres.

L’AUTEURE EN 5 DATES:

  • 1982: chercheure au CEREQ (Centre d’Études et de Recherche sur les Qualifications).
  • 1999: professeure des universités, Université de Paris VIII, laboratoire GTM (Genre Travail, Mobilités)
  • 2003: «Maladie d’Alzheimer, le vécu du conjoint», éditions Érès.
  • 2008: «Le prestige des professions et ses failles. Huissiers de justice, chirurgiens et sociologues», éd. Hermann.
  • 2015: «Le genre du mal être au travail», éd. Octarès.