14 mai 2024
Bartleby résistance passive

Écrire la réticence

À propos de l’ouvrage Le symptôme Bartleby, ou le travail réticent de Éric Dayre, Florence Godeau et Éric Hamraoui, éditions Kimé, 240 pages, 41 francs ISBN 978-2-841-74982-9

Publié dans le supplément INDICES de L’Agefi, décembre 2021.

La réticence comme forme de résistance passive est décrite et analysée à travers la nouvelle de Herman Melville Barteby. «les auteur.es du «Symptôme Bartleby» interprètent la nouvelle de Melville dans le cadre de la «relation réticente» entre individu et travail»

Nuançons d’emblée les mots « rétivité», «dissidence» et «réticence». Une personne rétive aura tendance à se braquer et il sera d’autant plus difficile de la convaincre ou de l’entraîner. Dissidente, elle marquera une divergence d’opinion au point de se séparer du groupe majoritaire pour entretenir une attitude anticonformisme. Qu’en est-il de la notion de réticence? Le dictionnaire Le Petit Robert la définit comme étant une «Omission volontaire d’une chose qu’on devrait dire; la chose omise», et lui accole deux autres vocables: «dissimulation; sous-entendu». Toujours selon le P’tit R., au plan rhétorique c’est une formule «par laquelle on interrompt brusquement la phrase, en laissant entendre ce qui suit». En bref, une personne réticente ne dira pas tout ce qu’elle devrait!

Réticent, Bartleby, copiste de sa fonction, est le nom du personnage d’une nouvelle de l’auteur américain Herman Melville. Lorsque quelque chose lui est demandé, il répond invariablement: «je préférerais pas» ou «je préférerais ne pas» (selon les traductions du texte original: «I would prefer not»).

Résumons à grands traits ce fameux texte paru initialement en 1853 sous le titre «Bartleby, le scribe: une histoire de Wall Street». Le patron d’une agence de (re)copies de documents, devant un surcroît de travail, embauche un troisième copiste. Celui-ci fait d’abord preuve de zèle dans son travail, avant d’emprunter une attitude réticente à la moindre demande de son patron. Quoique Bartleby continue d’effectuer ses travaux de copie après sa période de zèle, il finit au bout d’un moment par ne plus rien faire du tout et, toujours, déclare en réponse à chaque demande, sollicitation ou ordre qui lui sont donnés: «Je préférerais (ne) pas» (sous-entendu, ne pas le faire).

Voilà bien qui «contrevient aux lois de l’organisation sociale – dont fait partie l’organisation du travail», explique Florence Godeau dans son introduction à l’ouvrage collectif «Le symptôme Bartleby ou le travail réticent». De fait, Godeau et ses collègues installent la problématique de la figure de Bartleby dans le cadre de la ««relation réticente» entre individu et travail, face aux conditions d’exercice de l’emploi dans le contexte néo-libéral de ces dernières décennies.

Passons à présent en revue différents chapitres de l’ouvrage où les auteur.es ayant participé au volume offrent des interprétations singulières de la nouvelle melvillienne. De manière générale, ladite nouvelle signale une crise de la valeur travail. Florence Godeau (domaine: littérature) dresse une liste d’interprétations littéraires, théâtrales, cinématographiques, etc., de ces dernières décennies, et défend l’idée que Bartleby est «un récit paradigmatique des situations pathogènes dans le cadre professionnel». Melville, confronté en son temps à l’industrialisation et une organisation du travail associée où les employées sont réduits à n’être que des outils de travail, arrive à montrer qu’il est néanmoins possible de déjouer «chacune des situations, induisant la déroute du pouvoir hiérarchique censé s’y manifester». Godeau analyse les tenants et les aboutissants du supposé comportement déviant du copiste, de son comportement réticent au travail dû, selon elle, à «une souffrance inhérente aux conditions de travail qui lui ont été imposées».

Éric Hamraoui (philosophie) interroge le fait que l’on évite dans l’organisation de «soigner le travail», pourtant activité vitale. Cette esquive pousse à mettre la responsabilité sur les seuls individus plutôt que sur l’organisation du travail. Ainsi, selon lui, «La «folie» présumée de «l’échoué de la société», révèle en réalité la barbarie d’un système d’aliénation dont il est victime (…)».

Pierre-Yves Gomez (sciences de gestion) construit son argumentation en pointant une contradiction. Il rappelle que le travail est prescrit «par des organisations qui ont leurs logiques et financières propres», ce qui va à l’encontre de «la fiction libérale de la liberté individuelle comme horizon politique de la société moderne».

Mathieu Raybois (ergonomie) s’intéresse à la rupture entre l’individu et le travail dès lors que «le désir de travail des personnages se heurte au désenchantement immédiat ou à différents types d’empêchement, pragmatiques ou subjectifs». L’œuvre littéraire lui paraît à même de rendre compte d’«un monde où fait souvent défaut un travail qui soit à la hauteur de nos aspirations, et où inventer sa propre activité peut ne mener à rien».

Frank Smith (poésie) produit un poème subtilement versifié. Mettant au cœur de son dispositif que le malaise Bartleby est contenu dans la double face de la préférence («je préférerais») qui relève de l’action et de la forme négative («ne pas») qui relèverait de l’éthique, il estime que Bartleby propose une action éthique.

Alexis Cukier (psychodynamique du travail) défend l’idée que la «reconnaissance de la réticence comme dimension nécessaire de l’activité pourrait constituer «un moment fondamental d’une éthique et d’une politique du travail pour le temps présent».

Terminons avec le texte de Christiane Vollaire pour qui la réticence au travail «ne contrevient pas à une logique économique de la production, mais à une volonté politique de domination». Au contraire, elle la voit cette réticence, cette dynamique de retrait, comme «l’expression même de l’activité vitale».

La nouvelle de Melville traverse le temps. F. Godeau et coll. estiment judicieusement que la réticence révélateur de crises du travail. Celles-ci trouvent en effet leur source au 18e s. finissant où le travail est devenu l’opérateur central de nos sociétés. Où, à la centralité de l’individu comme figure normative répond celle du travail comme mode d’insertion obligé.

On conseille l’ouvrage de Godeau et collègues. Mais on conseille aussi et surtout la lecture de la nouvelle de Melville elle-même tant elle est savoureuse. Le patron de Bartleby en est le narrateur. «Rien n’affecte autant une personne sérieuse qu’une résistance passive», est-il écrit au détour d’une page.

Melville dessine à travers Bartleby une figure archétypique, limite et exclusive à l’instar d’autres: Don Juan, Hamlet, Don Quichotte, Oblomov, etc. Dom Juan, par exemple, exprime à l’excès et exclusivement la séduction, Oblomov la paresse, etc., Bartleby, lui, exprime dans tout son être la réticence.

Cette notion a sans aucun doute un avenir, car à l’aune de la montée du néolibéralisme, l’espace public (où se gagnent les libertés) continue de se rétrécir, et l’espace privé (où se joue l’autorité à travers la hiérarchie) ne cesse de s’étendre, colonisant l’espace public.