10 novembre 2024
La violence dans les organisations

Vers des organisations réflexives

À propos de l’ouvrage La violence ordinaire dans les organisations. Plaidoyer pour des organisations réflexives, de Gilles Herreros, éditions Érès, 2012, 200 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, juin 2011.

G. Herreros en 5 dates:

  • 1968: j’ai 12 ans. Je visite une usine en grève qui fabrique des électrodes, elle est occupée par les salariés, ambiance festive et amicale au milieu des machines arrêtées.
  • 1971: mort de mon père dans un accident de voiture ; je découvre l’idée de « fragilité infinie ».
  • 1985: je soutiens une thèse ou je règle mes comptes avec un certain militantisme.
  • 2002: après plusieurs publications relevant de la sociologie des organisations, je pose ce que je crois être ma conception d’une sociologie d’intervention.
  • 2002: article « Vers des organisations réflexives, pour un autre management », Nouvelle Revue de Psychosociologie, numéro 13, 05/12.

Perspective:

Gilles Herreros. Sociologue d’intervention, est professeur de sociologie à l’Université Lyon2 Louis Lumière, Centre Max Weber, responsable de l’équipe « Travail ». Il est notamment l’auteur de Pour une sociologie d’intervention (Érès, 2002) et coauteur de Les nouvelles approches sociologiques des organisations (Seuil, 1996, 2005, 3e édition augmentée). Il nous livre ses réflexions sur l’intervention en organisation.

Interview:

Vous préférez raisonner à partir de la notion de « violence » au lieu d’autres notions comme la « souffrance », le « mal-être », etc. Pourquoi?

Je n’ai rien, a priori, contre les notions de souffrance ou de mal-être à l’inverse peut-être de celle de Risques psychosociaux qui, comme le font remarquer nombre d’auteurs, transforment le psychosocial en risque alors qu’il y a là tout au contraire un continent de potentialités. Si j’ai préféré traiter de la violence, c’est qu’elle me paraît désigner plus nettement un rapport social. C’est le rapport social de violence qui engendre le mal-être, la souffrance, le malaise, la honte, la gêne, le désespoir, la stigmatisation… Les substantifs ne manquent pas. Ce à quoi il convient donc de s’intéresser prioritairement c’est à cette violence, car c’est elle qui génère des effets dévastateurs. La violence qui m’intéresse n’est pas la plus manifeste (la violence physique), ni même celle qui fait évidence (les insultes, la domination formelle), mais tout au contraire celle plus insidieuse qui peut conduire un cadre, un collègue de travail, vous ou moi, à être violent dans nos rapports aux autres.

Vous vous méfiez des explications qui tendent à mettre la faute sur le système ? Quelle est votre explication ?

La notion de système est (au même titre que celle de structure, de réseau…) une construction théorique parfaitement effective, ou si l’on préfère « réelle », pour autant un système (comme une organisation ou une institution) reste une entité sans visage et sans corps. On ne croise pas le système le matin en arrivant dans son entreprise « bonjour Monsieur le système, bonjour Madame l’organisation ! ». Du coup situer la violence dans ce que l’on appellerait un effet système est à la fois pertinent et profondément démoralisant, car, comment résister au quotidien à un système dématérialisé insaisissable ? Du coup, il me paraît indispensable de travailler sur ce que Boltanski appellerait une « contradiction herméneutique ». Dans notre expérience quotidienne, ce sont des êtres disposant d’un visage et d’un corps qui organisent la violence (le plus souvent avec la meilleure des bonnes consciences. Aux premiers rangs d’entre eux les dirigeants – les top managers bien sûr, mais aussi les petits cadres, les managers de proximité), mais également les collègues de travail. C’est en donnant à voir les visages de ceux qui exercent la violence que l’on peut espérer lui résister.

Pouvez-vous illustrer votre propos… ?

J’ai récemment recueilli un témoignage ahurissant d’un salarié d’une plateforme téléphonique dont les résultats stupéfiants provoquaient moins l’admiration de ses collègues que la jalousie. À la suite d’une blague où il leur indiquait qu’il trichait en réalisant de faux contrats (exercice impossible puisqu’en face d’un contrat il y a un chèque provisionné), il fut dénoncé à l’encadrement qui mit en place une surveillance informatique pendant des mois pour repérer la tricherie. Tout le monde le savait surveillé personne n’a rien dit. Lorsque ce salarié l’a découvert et s’en est plaint, il fut traité par les cadres comme un être bien fragile pour s’offusquer d’une situation si banale. Son exaspération et sa révolte amplifiées par une telle réaction furent considérées comme des enfantillages. Le comble c’est que cela se déroulait dans une entreprise identifiée et se revendiquant comme relevant de l’Économie sociale et solidaire. Cet exemple traduit cette violence ordinaire dont j’entends souligner qu’elle est commise en toute sérénité, en toute tranquillité, et installée partout ou presque dans les univers de travail.

Votre approche renvoie à une idée de l’intervention sociologique. En quoi consiste-t-elle ?

J’ai la conviction qu’il n’est pas impossible de promouvoir l’idée d’organisations où l’on pourrait mettre en discussion l’activité des uns et des autres. Ses formes, son sens, ses contradictions, ses dérapages… Des organisations où la rentabilité, le profit, la productivité ne constitueraient plus les seuls horizons possibles, mais où chacun, et en particulier la chaîne managériale, aurait pour responsabilité de se soucier de la nature des rapports sociaux qui se développent dans les processus de travail et de mettre en discussion leurs effets individuels et collectifs. Évidemment, ce type d’orientation suppose une véritable mise en crise (entendue comme mise en question et mise en action) permettant d’ouvrir des processus de réflexivité au sein des organisations. Cette tâche devrait-être une des fonctions prioritaires de managers. À défaut, c’est aux praticiens des sciences sociales d’essayer, au travers des interventions qu’ils peuvent conduire et partout où ils le peuvent, d’être ces vecteurs de mise en crise et d’intranquillité.