14 mai 2024
encadrement

Tensions dans l’encadrement

À propos de l’ouvrage Cadres en devenir: Évolutions, transformations, socialisations, tensions, dirigé par Sophie Divay, éditions Octarès, coll. Le travail en débats, 302 pages, ISBN 978-2-366-30061-1

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, avril 2017.

On fait de plus en plus appel dans les domaines de l’économie et des services au rôle crucial des managers de proximité mais le caractère astreignant de cette position semble éloigner les vocations. Selon l’auteure, de moins en moins de personnes souhaitent devenir cadres ou directeurs des soins, eu égard à la complexité de rôles et à leur caractère contraignant, jugeant finalement que le jeu n’en vaut pas la chandelle.

L’objet de cet ouvrage collectif renvoie aux transformations de métiers de cadres de proximité dans le secteur public marqué par un processus de managérialisation. L’ouvrage se centre sur le milieu hospitalier, mais il ouvre à d’autres univers pour finalement mettre en évidence l’existence de logiques managériales et de parcours de carrières aux logiques somme toute communes dans différents contextes. Ainsi, des professionnels, des sociologues et des historiens livrent dans cet opus leurs points de vue et leurs analyses relatives aux cadres dits de proximité dans le service public. Ils pointent les évolutions que cette catégorie professionnelle connaît sous l’effet des logiques du privé, autrement dit du new public management, introduites dans leurs établissements.

Trois parties composent l’opus. Une première regroupe des témoignages exprimés par des personnes de terrain s’exprimant sur leurs carrières. Un premier texte par exemple, retrace le parcours d’un cadre au rôle de coordinateur des soins. Un autre parcourt celui d’un professionnel devenu directeur d’une école des cadres. Suivent encore deux autres textes tout aussi intéressants. Ces divers témoignages ne permettent pas de mettre en exergue des régularités, mais de pointer des difficultés ou des tensions. Cette partie permet surtout de mettre en exergue des témoignages offrant des regards plus ou moins distanciés. On retirera finalement de cette première partie, l’expression de gens du terrain devenus cadres, pour certains au plus haut niveau, et qui explique les ressorts de leur parcours, de leur carrières. Comme dans le reste de l’ouvrage, ces textes «soulignent l’inconfort de la position de cadres, située au premier niveau de la lignée hiérarchique et au plus près des agents, qualifiés ou non, par lesquels ils peuvent être perçus comme des “traîtres, passés de l’autre côté”. Leur profil institutionnellement attendu tend à se métamorphoser à travers une “déspécialisation” professionnelle favorisant moins l’encadrement par des anciens de métier que par des managers généralistes. Ils sont parfois décrédibilisés car chargés de faire accepter et appliquer des décisions sans avoir été conviés à leur élaboration, et de ce fait sans toujours y adhérer. Parce que privés d’un réel pouvoir susceptible de «faire remonter» les doléances de leurs subordonnés et de les protéger, ils sont souvent déconsidérés, mais aussi contestés lorsqu’ils tentent tout à la fois de “faire toujours plus avec moins”, c’est-à-dire d’appliquer une succession de mesures restrictives en imposant parallèlement une permanente amélioration des performances ou de la qualité du service rendu.»

La deuxième partie regroupe des études de chercheurs. Michel Poisson, historien spécialisé dans le sujet des surveillantes et des infirmières, formateur de cadres connaissant parfaitement le milieu de l’intérieur, retrace précisément les épisodes de la constitution d’une fonction de contrôle qui prend au cours du temps plusieurs formes. Puis un sociologue, Olivier Dembinski, étudie l’évolution des cadres de santé en psychiatrie, segment spécifique de la médecine qui subit aussi un processus de managérialisation. Le sujet est d’autant plus intéressant qu’il est peu exploré. Le métier est ici marqué par des revendications d’une liberté de pensée d’agir et de pratiquer en fonction de valeurs spécifiques, que l’on ne retrouve pas aussi fortement dans l’hôpital hors psychiatrie. Ce faisant, tandis que l’on essaie d’imposer à la psychiatrie les logiques imprégnées de tarification à l’activité, les normalisations et autres standardisations des métiers classiques hospitaliers, en matière de psychiatrie la guérison est plus difficile à déterminer et le rapport de cause à effets plus difficile à établir que dans les métiers hospitaliers classiques. Sophie Divay s’attache quant à elle à montrer que, quoique la gestion de carrière des cadres est très réglementée (en France en l’occurrence où des textes règlementent concours, composition de jury, démarches, programmes de formation, etc.), à travers le dispositif de «faisant fonction de cadre», les employeurs hospitaliers reprennent cependant la main de façon parallèle malgré ce trop-plein de règles bureaucratiques et administratives. Ce type de dérégulation s’observe dans d’autres fonctions publiques, explique la sociologue. François-Xavier Scheweyer, formateur de personnes pour devenir directeurs des soins, observe une baisse d’attractivité des fonctions de cadres. Il explique que de moins en moins de personnes souhaitent devenir cadre, directeurs des soins, etc., car les parcours sont compliqués et contraignants si bien que, finalement, de nombreux professionnels en arrivent à estimer que le jeu n’en vaut pas la chandelle – ils ne vont pas gagner beaucoup plus en termes de salaire malgré le fait qu’ils devront suivre une formation de plusieurs mois, passer des concours, puis ils devront retrouver un poste au caractère astreignant. Les textes de la troisième partie permettent des excursions hors du milieu hospitalier, pour comprendre comment la fabrique des cadres de proximité dans d’autres univers ressemble à ce qui se passe ailleurs dans le service public.

L’ouvrage montre comment et combien la figure de ces cadres a été profondément transformée, notamment par la mise en place de nouveaux dispositifs de formation et de socialisation, qu’ils sont au cœur de tensions parfois stimulantes, mais aussi de contradictions souvent difficiles à vivre. «Il présente les étapes, dynamiques et épreuves de parcours de cadres, leurs stratégies individuelles et rapport à la carrière, leur confrontation aux instances de socialisation, aux dispositions réglementaires et régulations informelles, le tout se produisant dans un environnement socioéconomique contraignant et souvent pénible, qui amène certains agents au refus de “faire carrière” et de devenir cadres, pendant que d’autres se lancent tout de même dans un processus d’ascension professionnelle».