14 mai 2024
Dynamique des communications

Psychanalyse et organisation

Interview de Gilles Amado paru dans le Journal de Genève et Gazette de Lausanne, supplément hebdomadaire “Le Jeudi économique” en 1994.

Perspective:

Gilles Amado est professeur de “psycho-sociologie des organisations” à l’école des HEC de Paris. Il dispense des cours à des étudiants de cette école et de l’ISA (Institut supérieur des affaires), et forme également des cadres d’entreprises et des enseignants. Outre l’enseignement et la formation, une partie de ses activités est consacrée à l’intervention et à la consultation dans des organismes divers, ainsi qu’à la recherche. Il est rédacteur en chef de la Revue internationale de psychosociologie (avec Eugène Enriquez) et l’un des membres fondateurs de l’International Society for the Psychanalytic Study of Organizations. G. Amado a exercé en tant que psychothérapeute pendant une douzaine d’années. Titulaire d’un doctorat de psychologie clinique, il est membre de la Société française de psychothérapie psychanalytique de groupe, il a une expérience de la psychanalyse et de la formation à la psychanalyse de groupe.

Après avoir présenté l’intérêt de l’approche de la psychanalyse appliquée aux organisations, Gilles Amado expose trois grandes tendances existant dans ce champ disciplinaire. Il relate ensuite le débat qui l’a récemment opposé au théoricien britannique Elliott Jaques, un des pionniers de l’utilisation de concepts de la psychanalyse aux organisations, mais qui, récemment, a abandonné cette voie. Enfin, il précise sa position relativement au thème du “leadership”.

Interview:

Qu’est la psychanalyse, et en quoi cette approche peut aider à l’analyse des organisations?

Schématiquement, on peut dire que la psychanalyse est la science de l’inconscient et une pratique précise pour son dévoilement. C’est le mérite de Freud – et sa faute irréparable pour certains…– d’avoir découvert cette partie enfouie du fonctionnement mental. En infligeant une blessure narcissique à tous ceux qui se croient entièrement maîtres de leur destin, il leur offre aussi la possibilité de se donner une marge de manœuvre plus grande face à celui-ci pour peu qu’ils acceptent de mieux comprendre les forces obscures qui les gouvernent en partie. Enfouies dans les méandres de l’histoire passée de l’individu, elles se manifestent à notre insu sous la forme de répétitions inconscientes dans le présent des situations sociales. Mais la psychanalyse a donné lieu aussi à de nombreux développements au-delà de la clinique pure à des applications au champ social pour comprendre les phénomènes d’ordre plus collectif. C’est d’ailleurs à ce niveau que se posent les problèmes les plus compliqués, problèmes de fond (de nature épistémologique) et de forme (c’est-à-dire de technique et de méthode). En effet, pour appréhender l’inconscient individuel, Freud a mis au point un dispositif très précis, quasi expérimental pour ce qu’il nomme “la cure” et qui a comme pivot la méthode d’association libre du patient, l’étude du transfert du patient, l’exploration de son propre contre-transfert par l’analyste.

Or, dès qu’on sort de ce cadre, on est beaucoup moins sûr de pouvoir repérer aisément des problèmes authentiquement inconscients, même si l’on est sûr qu’ils infiltrent en permanence le champ social. C’est pourquoi la plupart des psychanalystes se cantonnent à la cure tandis qu’une minorité d’autres auxquels se joignent les psychosociologues ayant l’expérience de la psychanalyse ont développé des dispositifs spécifiques pour travailler au sein d’institutions et d’organisations. C’est ainsi qu’ils ont pu mettre en évidence des mécanismes de défense collectifs – projection, introjection, dénégation, idéalisation… –, des sources de stress, des relations complexes entre psychisme et systèmes organisationnels. Si l’individu se trouve aux prises avec le bien et le mal en lui-même – le combat d’Eros et de Thanatos –, il va transporter ce conflit au sein des institutions, bâtir des structures et des procédures sur la base de ces conflits, être victime ou bénéficiaire de ces inventions sociales.

La psychanalyse nous indique que les choses sont moins simples qu’il n’y parait, qu’il y a de l’ambivalence, de la complexité, du bien et du mal, de l’amour et de la haine, tous ces éléments qui sont souvent contredits par les discours moraux et incantatoires qui visent eux à aller contre cette complexité.

Entre l’organisation qui cherche à normaliser les gens, et la psychanalyse qui cherche à les rendre plus libres, n’y a-t-il pas contradiction?

Si. On peut même dire qu’il y a des relations conflictuelles quasi structurelles entre la psychanalyse dont la fonction est en partie subversive – une de ses vertus est celle du démasquage, démasquage de faux discours, d’attitudes oppressantes, de force d’aliénation individuelle, etc. –, et l’entreprise qui vise elle à créer une unité – et qui le fait de façon trop souvent artificielle et aliénante. J’ai indiqué ailleurs que beaucoup de fonctionnements d’entreprises ressemblent à ceux des sectes, et que la différence qui existe entre elles est moins une différence de nature qu’une différence de degré!

Il existe selon vous plusieurs tendances dans le domaine de la psychanalyse appliquée à l’organisation. Pouvez-vous préciser?

Oui. Les chercheurs qui ont utilisé la psychanalyse pour essayer de comprendre le fonctionnement des organisations, sont à la fois marqués par les théories auxquelles ils se réfèrent et par les cultures dans lesquelles s’insèrent ces théories. L’opposition la plus radicale se situe entre les États-Unis et l’Europe latine. Les spécialistes américains se sont appuyés pendant très longtemps sur ce qu’on appelle la “psychologie du moi”, expliquant qu’il y aurait une fonction adaptative du moi à l’environnement, que les forces inconscientes sont au service en fin de compte d’un moi fort et d’un moi adapté à la société, considérée elle comme une sorte d’invariant. Dans ce même ordre d’idée, l’individu est censé s’adapter à l’organisation. La normalité est ici l’adaptation, et la psychanalyse du moi, au fond, colle assez bien avec une vision culturelle qui est une vision normative et adaptative. À l’opposé de cette conception, si vous prenez les pays d’Europe latine, notamment la France ou l’Italie, la perspective est plus dialectique, l’objectif n’étant pas l’adaptation de l’individu à la société – puisque la société est le produit des individus, et que, justement pour cela, elle doit toujours être questionnée, défiée, remise en question. L’adaptation qui est visée par la psychanalyse dans ce cas, c’est au fond l’adaptation de l’individu à lui-même, un meilleur équilibre entre ses propres forces et investissements, au moindre coût psychique. Dans cette optique, c’est à l’individu de trouver cet équilibre intime, quel que soit l’environnement. Voilà donc un point de vue très différent du point de vue normatif américain. On peut bien sûr trouver des explications à cette opposition. Notons-en deux. D’abord le fait qu’aux États-Unis, pour être psychanalyste, il faut d’abord être médecin, alors que cela n’est pas le cas en général en Europe. Ensuite, cette opposition est aussi le fruit de l’histoire européenne: l’Europe a été l’objet d’affrontements et de luttes barbares. Les événements historiques nous ont bien montré que la société n’était pas quelque chose d’a priori “correcte”.

Y-a-t-il des risques inhérents à chacune de ces approches?

Oui. D’un côté, la normalisation, l’instrumentalisation et la perte du symbolique. De l’autre, l’idéalisation de l’individu et des formes d’organisation coopératives.

Il y a aussi la tradition des théoriciens anglais…

Oui. Cette tradition s’appuie sur les travaux de Mélanie Klein mettant en évidence des anxiétés pré-œdipiennes, psychotiques, mais aussi sur ceux de Bion qui a développé la psychanalyse de groupe et de Winnicott qui a ouvert un champ d’investigation grâce à ses recherches sur la transitionnalité et la créativité. De plus, les anglais s’intéressent au contexte social, aux limites dedans-dehors, à l’articulation entre la tâche et la sphère affective.

Ces tendances différentes influent-elles sur les champs d’investigation?

Oui. Par exemple, les américains s’intéressent beaucoup à la normalité des relations professionnelles, au leadership, au développement organisationnel, leur question étant: comment fait-on pour que l’organisation fonctionne bien et qu’il n’y ait pas trop de conflits? Les anglais, eux, visent à intégrer le système social et le système technique. C’est pourquoi les ingénieurs également travaillent avec les psychanalystes en Angleterre. Les français et les italiens pensent quant à eux que l’organisation est moins intéressante que ne le sont les individus et la société. L’organisation est donc un lieu intermédiaire d’exploration de la relation dialectique entre l’individu et la société. Il y a une grande méfiance par rapport au monde des organisations. La plupart des travaux menés en France portent sur l’aliénation, l’emprise de l’organisation, la méfiance par rapport à toutes les modes qui visent à accroître le contrôle social, etc.

Avant d’aborder la nature du débat qui vous a récemment opposé à Elliot Jaques, pouvez-vous situer ce qu’est le Tavistock Institute?

C’est une institution anglaise qui est composée au départ de la clinique de Tavistock, où travaillaient des psychanalystes. Ces derniers furent contactés afin d’intervenir dans des organisations. L’une des grosses interventions a été menée par Elliott Jaques et une équipe du Tavistock, à la Glacier Metal Company. Cette étude a notamment permis de mettre en évidence des phénomènes de projection et d’introjection dans des relations patronat-syndicat en particulier, de montrer l’importance des processus inconscients à l’oeuvre, de mettre au point une méthode d’investigation socioanalytique. Le travail a été un travail pionnier qui a beaucoup stimulé les psycho-sociologues de formation psychanalytique. Mais, Elliott Jaques a récemment abandonné ces références, pour devenir plus normatif, plus réducteur selon moi, l’organisation étant perçue essentiellement pour lui comme un système interconnecté de rôles. Il travaille donc à présent beaucoup sur les procédures, sur les moyens qui permettent de fonctionner harmonieusement, comme il dit, et va jusqu’à conseiller d’abandonner toute référence à la psychanalyse, pour revenir aux aptitudes, aux capacités cognitives. L’organisation que Jaques veut présentement fonder est une organisation “requisite”, c’est-à-dire “requise”. Par qui? J’ai bien peur que ce ne soit par des experts d’une nouvelle technologie managériale!… Il tend à créer des moyens et des procédures telles qu’il n’y aurait pratiquement plus de pathologies, ni même de dysfonctionnements. Personnellement, j’appelle cela un mythe néo-tayloriste, un mythe qui nous rappelle étrangement 1984 de George Orwell, où il y aurait une machine qui tournerait sans qu’il y ait de grippage dans les interstices. Mais la psychanalyse nous apprend justement que, quelle que soit l’apparence de perfection de ces machines, les êtres humains sont là pour mettre les grains de sable nécessaires à un minimum d’humanité. C’est pourquoi, si je comprends bien que Jaques s’intéresse à mettre au point des structures et procédures d’organisation théoriquement plus “performantes” ou moins aliénantes, je pense néanmoins qu’il n’est pas nécessaire de jeter le bébé avec l’eau du bain en évacuant l’étude des processus socio-affectifs.

Vous intéressez-vous au thème du “leadership”?

Oui, parce qu’il est vrai que les gens suivent certaines personnes, plus que d’autres… pour le meilleur et pour le pire. Comprendre ces liens sociaux importants me préoccupe. Cependant, je n’idéalise pas les leaders. Le terme lui-même a une connotation moins positive en Europe qu’aux États-Unis.

Pouvez-vous résumer votre approche sur cette question?

Elle est résolument psycho-sociologique. C’est-à-dire que je m’efforce de comprendre la nature des liens, à la fois ancrés dans la réalité sociale, et qui sont aussi des liens souvent inconscients existant entre les personnes et un leader. Ce qui m’intéresse, c’est comprendre ce qui est projeté sur la personne, en quoi la personne est le symbole à un moment donné d’une aspiration plus ou moins consciente de plusieurs personnes ou d’un groupe, le désir ou le projet du leader et l’effet que tout cela entraîne sur le fonctionnement social et psychique.

Ultime question: pouvez-vous donner un exemple où la psychanalyse apporterait des éclairages là où l’analyse sociologique n’en apporterait pas?

Malgré toute la pertinence des analyses qu’elle permet, l’approche sociologique de Michel Crozier ne peut pas répondre à la question de savoir comment il se fait que certains individus exploitent des zones d’incertitude au maximum en conservant des informations très stratégiques, alors que d’autres les livrent apparemment sans penser aux enjeux de pouvoir. C’est précisément ici que la psychanalyse peut être utile, car il y a de l’émotionnel, du transfert, de l’idéalisation, de l’aveuglement, etc., qui interfèrent avec la position sociale de l’acteur. Difficile de comprendre en profondeur la vie sociale si on élimine la “rationalité” (et non l’irrationalité) de l’inconscient…