21 novembre 2024
faut s'adapter

Démocratie néolibérale

À propos de l’ouvrage «Il faut s’adapter»: Sur un nouvel impératif politique de Barbara Stiegler, éditions Gallimard, 336 pages, 35 francs ISBN 978-2-072-75749-5

Paru dans le supplément INDICES de l’Agefi, mars 2020.

La philosophe Barbara Stiegler revient sur le colloque organisé à Paris en 1938 par le penseur Walter Lippmann véritable promoteur de la pensée néolibérale. Où «deux points de vue s’affrontent, l’un (Lippmann) prétendant l’indépassabilité d’un gouvernement des experts et des leaders aptes à fixer un cap à atteindre, l’autre (Dewey) défendant l’idée que l’expérimentation démocratique ne saurait être dirigée tant elle est “buissonnante”».

Contrairement à ce que l’on pense généralement, le néolibéralisme n’a rien à voir avec l’idée ancienne d’un libéralisme débridé où l’État n’aurait pas son mot à dire. Au contraire, soutient Barbara Stiegler, il s’agit pour les nouveaux libéraux – les néolibéraux – qui ont marqué la pensée libérale lors du colloque Lippmann en 1938, soit près de dix années après la grande crise économique du siècle dernier, de sortir de cette idée ancienne, autrement dit, de cette vision «naturaliste» marquée par le laisser-faire. Ce que prônent les néolibéraux, au contraire, revient à considérer le rôle de l’État comme étant primordial. Ainsi, à la vision «naturaliste» marquée par le laisser-faire, Barbara Stiegler oppose, pour marquer le mouvement néolibéral, une vision «artificialiste», puisque celui-ci, en effet, en appelle «aux artifices de l’État (droit, éducation, protection sociale) afin de transformer l’espèce humaine et construire ainsi artificiellement le marché: une biopolitique en quelque sorte».

Le terme «biopolitique» – c’est-à-dire l’hybridation du politique et du biologique – a été proposé par le philosophe Michel Foucault dans ses cours au Collège de France sur le néolibéralisme à l’orée des années mille neuf cent quatre-vingt. Ce faisant, signale Stiegler, Foucault n’avait pas pris en compte le caractère «artificialiste» du phénomène, d’où l’intérêt de reprendre à nouveaux frais la réflexion sur ce sujet. À partir de la pensée de Walter Lippmann dont le maître-mot est l’adaptation, la philosophe va entreprendre une généalogie de cet impératif – «il faut s’adapter!» – qui s’est insinué dans tous les recoins de nos institutions et de nos vies. «La généalogie de cet impératif, précise l’auteure, nous conduit dans les années 1930 aux sources d’une pensée politique, puissante et structurée, qui propose un récit très articulé sur le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement et sur son avenir. Elle a reçu le nom de “néolibéralisme” (…)». Néo, car contrairement à l’ancien libéralisme qui comptait sur la libre régulation du marché pour stabiliser l’ordre des choses, le nouveau en appelle, rappelons-le, aux artifices de l’État.

L’auteure s’attache à mettre en perspective le point de vue de Lippmann qui diagnostique depuis les profonds changements apportés par la révolution industrielle «un désajustement de l’espèce humaine, ce qui le conduit à disqualifier l’intelligence des publics, réduits au statut de masses ineptes et dont il faudrait reprendre le contrôle par le haut (…)». L’intellectuel américain, journaliste et ancien diplomate notamment, considère qu’il convient donc de créer une hiérarchie entre des experts qui savent et les masses, qui ne savent pas. Tout au long des sept chapitres qui constituent l’ouvrage, B. Stiegler va mettre en vis-à-vis deux pensées évolutionnistes, celle de Walter Lippmann et, en contrepoint, celle du philosophe de la démocratie américaine John Dewey, les deux hommes ayant longtemps échangé et dialogué. Tous deux s’inscrivent dans le cadre d’une pensée évolutionniste, darwinienne en l’occurrence, quoiqu’ils n’en proposent pas la même interprétation. Lippmann défend l’idée d’un gouvernement par les experts face à une masse qui n’aurait pas son mot à dire, et qui devrait se contenter d’être conduite, incapable qu’elle est de s’adapter pour ne pas savoir lire l’environnement social. Dewey, quant à lui, estime au contraire qu’il n’y a pas chez les êtres humains des individus actifs et d’autres passifs, mais que l’on est toujours à la fois actif et passif vis-à-vis de son environnement. Ainsi, pour lui, les hommes et les femmes façonnent l’environnement social, sans que l’on doive penser qu’il y aurait d’un côté une masse inerte et de l’autre des leaders seuls capables de le façonner. Sur fond de théorie de l’évolution, deux points de vue s’affrontent donc, l’un prétendant l’indépassabilité d’un gouvernement des experts et des leaders aptes à fixer un cap à atteindre, l’autre défendant l’idée que l’expérimentation démocratique ne saurait être dirigée tant elle est «buissonnante», hétérogène et imprévisible pour reprendre les termes de Stiegler qui estime du reste ce dernier point de vue davantage en phase avec l’approche de Darwin. Selon elle, Lippmann s’inscrirait plutôt dans la ligne d’un évolutionniste à la Spencer où l’évolution serait dirigée vers un finalité posée d’avance (en somme: Lamarck plutôt que Darwin!). Résumons. D’un côté Lippmann qui exhorte de s’en remettre à des leaders, les experts, seuls apte à lire l’environnement pour s’y adapter, et de l’autre Dewey qui en appelle à l’intelligence collective pour imaginer des formes d’adaptation créatives.

Ceux ou celles d’entre nous qui douteraient de la pertinence de la phrase énonçant que «les idées mènent le monde» pourraient changer d’avis après avoir pris connaissance d’un événement intellectuel qui a eu lieu dans la première moitié du siècle dernier en matière d’idées politiques et philosophiques. Le moment que constitue le colloque Lippmann, avec son impératif à s’adapter, a en effet vu s’affirmer les idées néolibérales. À voir de plus près l’évolution du monde aujourd’hui dans nos démocraties néolibérales, il est peut-être temps de se poser la question d’une alternative. B. Stiegler semble nous inviter à nous éloigner du «programme biopolitique de réadaptation de l’espèce humaine par le pouvoir des experts» et à nous tourner vers une alternative autrement démocratique dont l’approche de John Dewey pourrait être une référence. Chercher à s’appuyer sur l’intelligence collective, à tirer les bienfaits des richesses de l’interaction sociale et considérer l’individu non pas comme un atome, mais «en interaction continue avec son environnement».