15 mai 2024
Voyage au centre des organisations

Autour de Henry Mintzberg

Interview de Henry Mintzberg paru dans le Bulletin des HEC Lausanne, 1994.

Perspective:

Professeur à la Faculté de management de l’Université Mc GILL de Montréal, Henry Mintzberg en­seigne également une partie de l’année à l’INSEAD de Fontainebleau. Par ses nombreux travaux qui touchent à peu près tous les domaines de sa discipline, il est devenu non seulement l’auteur le plus cité dans son domaine, mais également l’un des plus connus. Notons que Henry Mintzberg est doc­teur “Honoris Causa” de plusieurs Universités dont celles de Lausanne et de Montréal (par l’inter­médiaire de leurs écoles des HEC).

De façon générale, Mintzberg se distingue dans sa démarche par au moins trois traits caractéristi­ques. Premièrement, il s’oppose résolument à l’idée du “one best way”, idée selon laquelle il pour­rait y avoir une bonne solution applicable dans tous les cas. Cela le conduit, c’est le deuxième point, à critiquer les approches excessivement rationalistes, aussi bien celle qui privilégient l’aspect prescriptif au détriment l’aspect descriptif, que celles qui tendent à mettre l’accent sur l’analyse au détriment de l’intuition. Troisièmement, Mintzberg est un taxinomiste, c’est-à-dire qu’il opère des classifications – par exemple celle portant sur les structures d’entreprises ou encore celle portant sur les écoles de stratégie –, contribuant de la sorte à rendre plus clairs ces champs d’études.

Plus précisément, on peut noter trois apports majeurs de Henry Mintzberg aux théories du manage­ment et des organisations. Le premier est l’étude qui l’a fait connaître au début des années septante, portant sur le travail des managers. Le deuxième apport, dans le domaine du “design organisation­nel”, est la typologie des structures des organisations en cinq formes. Le troisième apport enfin est relatif au domaine de la “stratégie d’entreprise” où Mintzberg a notamment popularisé la notion de stratégie émergente (lorsque la stratégie réalisée n’a pas été expressément voulue; opposée à stra­tégie délibérée).

De façon plus personnelle, Mintzberg discute les classiques: H. Fayol et F. Taylor notamment, ou en­core son contemporain Herbert Simon, Prix Nobel d’économie 1978. Il discute aussi des auteurs mineurs, comme son collègue de Harvard M. Porter ou encore les tenants du courant de la planification stratégique, etc., et s’oppose à eux le cas échéant. Un des thèmes récurrents de notre auteur est l’intuition, notion oubliée par les théoriciens qui n’accordent leur intérêt qu’à l’aspect analytique. À cet égard, Mintzberg écrit dans l’introduction de son dernier livre, Grandeur et décadence de la planification stratégique, que celui-ci essaie “de s’attaquer à la question la plus fonda­mentale de toutes: la place de l’analyse, non seulement dans nos organisations, mais aussi dans la structure cognitive que nous avons en tant qu’êtres humains.” Son propos vise à réhabiliter l’intui­tion qu’il associe à la créativité.

L’entretien qui suit est notamment centré sur les questions relatives à ces dernières questions (cf.II). Cependant, ce qu’il convient de retenir essentiellement concernant l’oeuvre de Mintzberg, c’est qu’elle apporte à la théorie des organisations un “savoir formalisé”. C’est l’intérêt de la superbe introduction critique de cette oeuvre, offerte par de deux universitaires belges, que de partir de ce fait (cf.III).

Interview:

Vous insistez sur la “description”. En tant que consultant en entreprise, vous arrive-t-il de vous livrer à des prescriptions?

Tout d’abord, en tant que chercheurs en gestion, notre travail consiste à éla­borer des descriptions. Maintenant, en tant que consultant, ce que je fais c’est de bien comprendre ce que font les managers. C’est la raison pour laquelle je m’efforce d’être, dans ce cas encore, un descripteur. Il ne me serait pas possible d’être un consultant créateur de stratégies pour un client; je suis même totalement contre cette idée dans la mesure où je pense que c’est aux managers de déci­der des meilleurs choix. Engager un consultant pour créer une stratégie me parait irresponsable. Le travail d’un consultant consiste à poser des questions, à faire émerger des points de vue et à ouvrir l’esprit. Quant aux solutions, elles doivent venir de l’intérieur de l’entreprise, des personnes qui sont sur le terrain.

Est-ce à dire que vous êtes contre toute prescription?

Non, pas du tout. Ce que je dénonce, c’est l’attitude qui consiste à faire croire qu’il existerait une solution pour toutes les situations. Dans la classification de ce que j’appelle les “écoles” en stratégie d’entreprise, j’en remarque dix, et parmi ces dix j’en distingue trois qui mettent l’accent sur l’aspect uniquement prescriptif, c’est-à-dire qu’elles disent en quelque sorte: voilà la bonne solution. Si je combats ce genre d’attitude quasi “démiurgique” (puisque la stratégie vient d’en haut), c’est que j’y vois des relents du “one best way”.

Dans votre livre Le management; voyage au centre des organisations, vous aviez dans la dernière partie fait une critique de nos sociétés modernes, caractérisées comme étant des sociétés d’organisations. Continuez-vous à mener des critiques de ce type?

Les dernières critiques du genre, je les ai faites par exemple à travers un article de la revue Com­merce (Ndlr: revue québécoise), sous le titre Méfiez-vous des financiers – c’est-à-dire: méfiez-vous des gens qui ne connaissent pas les entreprises et qui, malgré tout, les contrôlent –, ou encore, plus ré­cemment, à travers mon dernier livre: Grandeur et décadence de la planification stratégique… (Ndlr: Dunod 1994)

Que soutenez-vous dans ce livre?

Je défends l’idée que la notion même de “planification stratégique” est une contradiction dans les termes car la stratégie, par essence, ne peut être planifiée. Je soutiens notamment que les entrepri­ses doivent revoir non seulement le processus de conception de leurs stratégies, mais aussi le rôle des acteurs qui ont la charge de leur élaboration. Notamment, je ne crois pas du tout qu’il est possi­ble de créer de toute pièce des stratégies sans que le personnel de base – les opérationnels – ne soit impliqué.

Il semble que vous avez été influencé par Herbert Simon avant de prendre vos dis­tances…

J’étais en effet simonien pendant de longues années, avant de m’opposer à son point de vue trop analytique à mon goût, trop enfermé et peu créatif. Ce qui est bizarre parce que Simon lui-même est très créatif, mais dans ses descriptions la créativité semble ne pas exister. J’ai longuement abordé la question dans le chapitre 4 de mon livre Le Management…, dans lequel j’ai même inclus la corres­pondance que j’ai eue avec lui à ce sujet.

Sur quel point porte votre désaccord?

Sur la méthodologie… Si on étudie les organisations comme on étudie des protocoles de langage – ce que fait Simon –, on fait l’hypothèse que tout ce qu’on exprime décrit ce qu’il y a dans le cerveau. Or, je pense que l’on a aucune preuve de la validité de cette hypothèse. Ce qui me différentie de Simon, c’est que je porte une plus grande attention que lui à l’intuition. Pour illustrer mon propos de ma­nière très simple, si je prends l’exemple de notre conversation, il me semble que j’accumule beau­coup plus d’informations sur vous en vous observant parler qu’en analysant chacun de vos énoncés de langage.

Comment illustreriez-vous votre évolution relativement au problème de la déci­sion?

Deux articles éclairent mon cheminement, Structured and Unstructured Decision Process et Ope­ning up Decision Making. Dans le premier, écrit il y a près de vingt ans, j’étais très simonien, tandis que dans le second, très récent, je me suis dégagé de cette influence.

En mettant l’accent sur les notions d’émergence ou d’intuition, ne laissez-vous pas de côté le problème de l’intentionnalité?

Pas du tout. Ce qu’il faut, c’est trouver un équilibre entre le contrôle cérébral d’un côté et l’apprentis­sage et l’ouverture de l’autre. Le problème est justement que l’on a été pendant très longtemps obsédé par l’intentionnalité. Je ne veux pas du tout dire qu’il y a pas de stratégies délibé­rées (Ndlr: quand la stratégie effectivement réalisée a été expressément voulue, a été formalisée), qu’il y a que des stratégies émergentes (Ndlr: quand la forme stratégique qui apparaît n’a pas été expressément voulue). Ce que je dis, c’est simplement qu’il faut trouver un équilibre entre ces deux modes de pen­sée.

Vous avez beaucoup critiqué les programmes MBA. Pourquoi?

Parce que je pense que si l’on peut aider à développer les qualités des managers, on ne peut pas créer des managers. Cela me semble trop abstrait.

Avez-vous une alternative à proposer?

Cela fait longtemps que je travaille à un projet que nous sommes en train de mettre au point à l’Université McGill, en association avec une école européenne. Il s’agit d’un programme que je qualifierais de “next generation programm”. Dans les très grandes lignes, ce qui caractérise cette approche c’est que les efforts sont moins centrés sur les concepts que sur les compétences. Dans le même ordre d’idée, on évite par les cas abstraits pour s’attacher aux expériences concrètes des par­ticipants. Enfin, “last but not least”, on s’écarte de la fâcheuse tendance à présenter les choses à partir des fonctions – finance, marketing, opérations, etc. –, tendance très ancrée au sein des écoles d’administration. Ce qui caractérise l’approche que je préconise, c’est d’entrevoir les questions de gestion de façon transversale.

Plus loin avec Mintzberg

À propos de Structure et pouvoir. Voyage dans les théories organisationnelles de Henry Mintzberg, de Jean Nizet et François Pichault, Éditions Morin [Note de A.M. Guénette: le titre définitif a été Comprendre les organisations: Mintzberg à l’épreuve des faits]. Sortie prévue: printemps 1995. (Structure et pouvoir… réfère essentiellement à deux livres de Mintzberg (Structures et dynamiques des organi­sations et Le pouvoir dans les organisations), dont les idées ont été condensées dans un troisième livre (Le management: voyage au centre des organisations), mais il réfère aussi à certains des arti­cles où l’auteur décrit les types de stratégies qui se forment dépendamment des structures organisa­tionnelles considérées.)

Le premier intérêt du livre de Nizet et Pichault est de montrer que le travail de Mintzberg constitue un savoir formalisé et non pas seulement une série d’apports épars. Le deuxième intérêt, c’est que ses auteurs (professeurs respectivement à l’Université de Namur et à l’Université de Liège), tout en mettant en évidence l’articulation entre les structures d’organisation, les problèmes liés au pouvoir et la formation des stratégies, n’hésitent pas à montrer certaines limites de la théorie de Mintzberg. Le troisième intérêt est dans le traitement du sujet lui-même.

L’ouvrage est construit sur la métaphore du voyage: la région visitée est celle des théories de Mintz­berg, cette région faisant elle-même partie du pays des théories organisationnelles. Parmi les trois parties, la première traite du relief et du climat (structures), la deuxième de la tradition et des modes de vie (pouvoir), tandis que la troisième est une synthèse qui prend en compte les relations entre la structure, le pouvoir et la stratégie. Il faut noter qu’en tout début d’ouvrage, deux cas sont exposés qui constituent les bagages à emporter pour ce voyage en terre mintzbérienne. Ce sont ces cas qui vont servir d’illustration pendant le périple. Le livre se termine par deux visites guidées – deux autres cas – qui permettent de faire une synthèse, de consolider les acquis du périple en terre mintzbérienne.

Pour situer la démarche de Nizet et Pichault, on peut se reporter au précédent livre de l’un d’eux dont l’enjeu implicite est de réconcilier deux démarches que l’on a tendance à présenter comme antinomiques: d’un côté la démarche sociologique croziérienne (Michel Crozier et Erhard Friedberg) et, de l’autre, la démarche managériale mintzbérienne (Henry Mintzberg). Pichault connait bien ces auteurs et leurs œuvres. Il est sociologue de formation et a eu pour directeur de thèse M. Crozier. Il a passé une année sabbatique à l’Université McGill à Montréal où il a bien connu Mintzberg et a notamment souvent eu l’occa­sion de discuter avec lui. Cet “enjeu implicite” est reconduit dans l’ouvrage que Pichault a réalisé avec son collègue Nizet.

Leur livre est un bel et utile ouvrage de management. Pour qui veut en savoir plus sur Mintzberg et sur le management, on ne peut qu’en recommander la lecture.